« Last exit before midnight ! Dernière station avant le Déluge et la dévastation du monde d’hier et de demain ! Venite, per favore, venite. Insieme contro gli assassini della speranza. »

Mardi soir, au Teatro Parenti, à Milan. Bernard-Henri Lévy conclut par ces déclarations incantatoires, prononcées en italien, la première de son spectacle Looking for Europe. La salle, certes acquise à la cause européenne, est comble et applaudit debout. Y compris, au premier rang, l’ancien premier ministre Matteo Renzi, mais aussi Giuseppe Sala, le maire de Milan, « entré en résistance contre la Ligue » comme le précise BHL.

Pas de doute : pour la première représentation du BHL Tour, qui va le mener dans plus de vingt villes du Vieux Continent (de Bruxelles à Amsterdam en passant par Madrid, Gdansk, Budapest, Sarajevo et Stockholm), avant de se conclure, le 20 mai, à Paris, au Théâtre Antoine, le philosophe a fait fort. Quitte à sortir la grosse artillerie, à grossir le trait même s’il joue parfois – mais oui ! – d’autodérision, lorsque, à la fin du spectacle, il lance d’une voix sépulcrale, en marge d’une digression sur le sort à réserver à Bruxelles et d’une allusion à Hergé : « Entre ici, à Moulinsart, avec ton prodigieux cortège. Écoute la jeunesse de mon pays ! »

Enfiévré, exalté, interprétant dans un long monologue son propre personnage, il « fait l’acteur » sans retenue

Malraux, sors de ce corps ! Ce n’est évidemment pas la première fois que la comparaison vient à l’esprit. L’auteur de La Barbarie à visage humain ne s’en est jamais caché : il a toujours été inspiré par le verbe et la geste de l’auteur de L’Espoir ; il a toujours voulu mettre ses pas dans ceux de ces écrivains engagés, lui qui, au début des années 1970, est parti au Bangladesh, ému par l’appel de l’ancien ministre de la Culture de De Gaulle. Mais cette fois, au terme de cette heure et demie d’un spectacle singulier, BHL a franchi une étape supplémentaire. Enfiévré, exalté, interprétant dans un long monologue son propre personnage – un philosophe-écrivain médiatique qui, enfermé dans une chambre d’hôtel à Sarajevo, doit prononcer deux heures plus tard, en marge d’une conférence de la dernière chance pour l’Europe, un grand discours sur l’Europe –, il « fait l’acteur » sans retenue. Et y parvient plutôt bien, récitant de manière fluide un texte qu’il a terminé quelques heures avant (et qu’il modifiera au cours de ses prochaines représentations pour qu’il soit adapté au pays où il jouera). Il est vrai, comme il nous le rappelle à l’issue de la représentation, qu’avant de devenir écrivain il a été acteur un temps et a joué dans une adaptation d’Aurélien pour la télévision, en 1976-1977. « J’avais trouvé ça très ennuyeux », assure-t-il.

Cela, c’est pour la forme, évidemment importante chez lui. Concernant le fond, la pièce est une manière pour lui de faire l’inventaire des « vents mauvais » qui soufflent sur le continent européen, et de tenter de les contrer. « Avant l’été, je me suis dit qu’à 70 ans passés, j’avais passé un temps fou à courir le monde – ce que je ne regrette pas – mais que, maintenant, alors qu’il y a le feu à la maison, il fallait entrer dans le débat », explique-t-il ainsi en aparté, après le spectacle. Mais est-ce utile de s’époumoner devant un public déjà convaincu ? « Oui, dit-il, car certains sont découragés, perdent confiance. Si je peux transmettre le peu d’énergie physique et intellectuelle que j’ai encore, c’est déjà ça. Et puis c’est l’occasion de diffuser mes idées en m’exprimant, en marge de cette tournée, dans les médias. »

L’obsession de Sarajevo

Cet exercice inédit, un peu fou mais très « BHLien », l’écrivain en avait eu l’idée en jouant l’année dernière, à Londres puis à New York, un spectacle contre le Brexit. Il s’est mué aujourd’hui en cri d’alarme face à une Europe qui est, selon lui, confrontée aux « populismes, cette version postmoderne des fascismes du XXe siècle ». Et ce n’est pas un hasard si BHL, qui pointe du doigt ceux qui « hurlent leur haine des libéraux, des gays, des salopes, de Macron, de Merkel, des journalistes », a choisi de commencer sa tournée ici, en Italie et un 5 mars, jour du centième anniversaire de la fondation, à Milan, par Benito Mussolini du parti fasciste italien. C’est ici aussi, dénonce-t-il dans le spectacle, que « trente ans avant baby Trump, un certain Silvio Berlusconi a inventé la nouvelle figure de l’homme à cheval fait par et pour les spotlights » ; « c’est à Arcore qu’est né avant de migrer sur Park Avenue le modèle de la salle de marchés politique où l’on compose un gouvernement comme on lance une OPA – ici la Trump Tower, là Mediaset »…

L’ancien nouveau philosophe égrène au cours du spectacle ses obsessions, notamment Sarajevo (« Tout a commencé il y a vingt-cinq ans, quand nous avons laissé au cœur de l’Europe mourir cette Europe en miniature qu’étaient Sarajevo et la Bosnie »), ses références littéraires et philosophiques (Pavese, Hemingway, Moravia, Husserl) et n’hésite pas à parsemer l’ensemble de petites notes personnelles. Il raconte comment il a vu mourir sous ses yeux, dans la piscine du Ritz, Pamela Harriman, « sorte de Jane Fonda diplomate » ou dresse quelques portraits bien sentis, comme celui de Margaret Thatcher, coupable à ses yeux de ne pas avoir entendu le SOS d’Izetbegovic. Et d’évoquer, à propos de l’ancien chef de gouvernement britannique, « sa tête de gouvernante qui avait mis de l’argent de côté, son air de veuve trop vite consolée, bien gainée, bien laquée, harnachée dans son tailleur de velours frappé rose ».

Est-ce un hasard s’il lance sa propre campagne européenne, ce mardi 5 mars, le même jour que le président de la République publie une tribune pour la « renaissance de l’Europe » dans tous les pays concernés ? Il ne dit ni oui ni non. « Les choses coïncident, que les deux campagnes soient lancées en même temps, je m’en réjouis », dit-il entre deux bouchées de pâtes avalées après le spectacle. En tout cas, comme Emmanuel Macron, BHL voit également les choses en grand. Outre cette tournée, l’écrivain a mis en place une plate-forme interactive sur Internet, une espèce de « SVP Europe », qui fonctionnera dans vingt pays. Enfin, un film qui sortira en salle racontera « cette histoire bizarre d’un écrivain qui fait campagne sans être candidat à rien ». Si ce n’est à la postérité, tout de même.


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