LAURENCE FERRARI : Vous vous êtes rendu très vite en Israël. Ce que vous avez vu dans ces kibboutz, qui étaient le bastion du sionisme de gauche, c’est-à-dire laïques, libéraux et pacifistes, c’était la barbarie absolue ?

BERNARD-HENRI LÉVY : La barbarie absolue, oui. Les hommes, en général, font le mal pour se venger, s’affirmer, conquérir un territoire, exprimer une volonté de puissance. Là, non. Ces corps dépecés et carbonisés, ces femmes violées puis éventrées, ces adolescentes aux seins lacérés par l’un pendant qu’un autre la violait, ces visages réduits à l’état de bouillie et brandis, tels des trophées, pour en faire des selfies, tout cet acharnement dans l’horreur n’avait d’autre objet que lui-même. Au sens propre, le mal absolu.

Pour vous, Israël mène une guerre existentielle ?

Toutes les guerres menées par Israël ont toujours été des guerres existentielles. Car telle est la situation de ce minuscule pays : depuis sa naissance, ses ennemis veulent sa mort ; depuis le premier jour, il est entouré par des voisins qui pensent qu’une présence juive sur cette terre est une souillure en soi, une infamie. Et cette nouvelle guerre lancée par une armée, le Hamas, qui veut une Palestine allant « de la mer au Jourdain » ne fait évidemment pas exception. C’est un dicton en Israël : « Tsahal peut gagner beaucoup de guerres, mais ne peut en perdre qu’une. » Dit autrement : Israël n’a pas le droit à la défaite.

Vous n’êtes pas de ceux qui disent « Il faut un cessez-le-feu » ?

Ça dépend pourquoi. Un cessez-le-feu limité dans le temps et pour récupérer les otages, oui, bien sûr.

Et si c’est parce qu’on estime que la guerre a trop duré, qu’Israël doit arrêter son opération armée ?

Là, non, en effet. Ce que je vais vous dire est difficile à formuler. Car, comme chacun, je rêve que cette guerre s’arrête ! Mais forcer Israël à stopper, là, aujourd’hui, ce serait donner la victoire au Hamas. Ce serait lui octroyer la palme de la résistance victorieuse. Et cela signifierait qu’on le laisse au pouvoir, plus fort que jamais, dans le Gaza de demain. Catastrophe pour les Gazaouis. Catastrophe pour Israël à qui les chefs du Hamas ont déjà promis qu’il y aurait, s’ils survivaient, d’autres 7 octobre. Et catastrophe pour tous les États modérés de la région qui verraient une organisation nazie couronnée et érigée en modèle aux yeux d’une partie de leur peuple.

Êtes-vous surpris par les propos d’Emmanuel Macron et de Stéphane Séjourné, son ministre des Affaires étrangères, qui sont extrêmement durs à l’égard d’Israël ?

C’est avec le Hamas qu’il faut être dur. C’est lui, et lui seul, qu’il faut forcer à arrêter les combats. Et c’est à ça, à ça surtout que devraient servir les bons rapports diplomatiques que nous avons avec les États qui le parrainent : Qatar, Algérie, Turquie… A-t-on fait un cessez-le-feu avec Al-Qaïda ? Signé un accord de Munich avec feu le califat de Daech ? Non, bien sûr. On les a vaincus. Ce doit être la même chose avec le Hamas.

Vous dites, dans le livre, que les États qui le parrainent jouent un jeu trouble…

Et comment ! Penser que le Qatar et la Turquie ont, à domicile, les chefs politiques de l’organisation et qu’ils ne font rien pour les arrêter ou pour les menacer de les arrêter, c’est tout de même ahurissant. Et que dire de l’hypocrisie de l’Égypte, qui feint de s’émouvoir de la souffrance des Gazaouis, mais ne lève pas le petit doigt pour ne serait-ce qu’entrouvrir sa frontière et accueillir, le temps des combats, les plus démunis d’entre eux ?

Pour vous, le 7 octobre est un événement qui marque une bascule dans l’Histoire ?

Dans un coin de la tête de tous les Juifs du monde, même les plus détachés du judaïsme, même les plus indifférents à Israël, même ceux que mon ami Jean-Claude Milner appelle les Juifs de négation, il y avait cette idée vague d’un Israël qui est un État refuge, une assurance désastre, un sanctuaire. Or, voici que le sanctuaire est profané. Voici que le lieu censé nous préserver du pire devient le théâtre du pire pogrom perpétré depuis la Seconde Guerre mondiale. Je ne connais pas une conscience juive qui n’ait été secouée, ébranlée au plus profond par cet événement, ce choc.

Vous parliez des otages. Les oublie-t-on ?

Oui, hélas. Ou si on ne les oublie pas, ils tendent à devenir un détail de l’Histoire. Vous vous souvenez du mot tristement fameux de Jean-Marie Le Pen sur les pires atrocités nazies devenues un détail de l’histoire de la guerre ? Nous en sommes là. Un détail dans l’histoire du conflit israélo-palestinien. C’est ainsi qu’on pense, désormais, sur les campus américains. Ou ici, à Sciences po.

La rage avec laquelle on arrache les affiches avec leurs visages collées dans nos villes, cela dit quoi de notre société ?

Une haine sans limite. Et, au fond, inédite. D’habitude, quand on n’est pas d’accord avec une affiche, on en colle une autre à côté. Ou par-dessus. Mais cet acharnement à lacérer, taillader, cet attentat contre les visages, cette cruauté et ce sadisme symboliques, il me semble que l’on n’avait jamais vu cela.

Est-ce que vous avez peur ? Pour vos enfants ? Votre famille ?

J’ai peur pour ceux de mes amis qui portent une kippa et doivent la recouvrir d’une casquette. J’ai peur pour ceux qui vont plus souvent que moi à la synagogue ou qui vivent dans des quartiers moins favorisés. J’ai peur de cette haine qui se déchaîne. J’ai peur de ces manifestations soi-disant propalestiniennes, où les gens ne viennent que pour dire « mort à Israël ». J’ai peur parce que c’est comme une vague. Et elle monte, elle monte, je ne la vois pas se calmer.

Il y a des responsabilités politiques, par exemple du côté de La France insoumise, à cette montée de l’antisémitisme ?

L’antisémitisme de droite n’est, certes, pas mort. Mais force est d’admettre que c’est l’antisémitisme d’extrême gauche qui est aujourd’hui le plus offensif. Regardez ce député de La France insoumise qui, dès le lendemain du carnage, en ricanait à Tunis. Cette élue, patronne du patri au Parlement, qui ne trouve rien de mieux à faire, elle aussi, qu’ironiser sur les morts israéliens. Cette pasionaria de la cause palestinienne qui croit qu’Israël est un « État colonial fasciste » et qui figure en bonne place sur la liste LFI aux européennes. Sans compter M. Mélenchon lui-même. Comment voulez-vous qu’en semant ce vent-là on ne récolte pas la tempête ?

Vous évoquez l’antisémitisme de droite. Est-ce que vous estimez que Marine Le Pen est à la tête d’un parti antisémite ?

Elle a hérité d’un parti qui a un lourd passé antisémite, c’est l’évidence. Aujourd’hui, elle a des conseillers, des prestataires de services ou des cadres régionaux dont on découvre, au détour d’un post sur Facebook, qu’ils n’ont pas toujours rompu avec ce passé.

Dans votre livre, vous évoquez longuement les pertes civiles à Gaza.

Oui car, contrairement aux propalestiniens de façade, qui ne voient dans les enfants de Gaza que des preuves permettant d’inculper l’État des Juifs, je suis, moi, réellement bouleversé par leur sort. J’ai passé ma vie à défendre des droits de l’homme. Dans ce journal, j’ai fait de nombreux reportages pour dire que voir la souffrance des hommes, et en particulier celle des enfants innocents, comme une fatalité de l’Histoire, c’est penser en barbare. Eh bien, c’est la même chose ici.

C’est un piège inextricable pour Israël ?

C’est un piège, c’est évident. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, le 8 octobre, le 9, à mon arrivée en Israël, je me suis moi-même interrogé : est-ce que la bonne réaction face à un piège, ce n’est pas de l’esquiver, de faire un pas de côté ? Mais, hélas, il n’y avait pas d’autre voie. Israël, s’il ne réagissait pas, signait son arrêt de mort. L’impunité du Hamas donnait des ailes au Hezbollah. Et derrière le Hezbollah, il y a l’Iran qui veut l’éradication d’Israël et qui est, pour de bon, au seuil du nucléaire militaire.

Comment penser une solution de paix pour l’avenir ? Comment sortir de là, une fois que le Hamas sera défait ? Qui peut administrer Gaza ?

Honnêtement, j’ai du mal à me projeter dans le jour d’après tant que les otages israéliens ne sont pas libérés. Il n’y a pas un jour où je ne pense à ces hommes qui n’ont pas vu la lumière depuis 150 jours, à ces femmes vraisemblablement violées, à ce bébé qui a fêté son premier anniversaire dans un tunnel. Tant qu’ils ne seront pas tous rentrés, j’aurai du mal à penser au jour d’après.

Dans le livre, vous dites : « Il faut que se lève chez les Palestiniens une force prête à dire : nous sommes prêts au partage, nous acceptons de garder les résolutions de 1948 qui instituent les deux États que nos grands-pères refusent. » Est-ce qu’il y a chez les Palestiniens des gens qui sont capables de se lever ?

Forcément. La question est : combien sont-ils ? Et à quel point leurs compatriotes sont-ils contaminés par l’idée, véhiculée depuis des décennies dans les manuels scolaires et dans les écoles gérées par l’Onu, qu’Israël est une aberration qui doit être effacée de la surface de la Terre ? Pour ma part, les choses sont claires. J’ai milité toute ma vie pour une solution à deux États. J’ai été l’un des parrains, il y a presque vingt-cinq, d’un plan de paix qui s’appelait le plan de Genève. Je n’ai, sur le principe, aucunement changé d’avis.

Seulement sur le principe ?

Oui, car il y a un préalable : la défaite du Hamas. Sa vraie défaite, pas un vague compromis qui ferait qu’on le retrouverait, sous un autre nom, dans une Autorité palestinienne remise debout.


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