Le 31 janvier 2002, le journaliste américain Daniel Pearl, otage d’un groupe islamiste pakistanais, est assassiné dans un faubourg de Karachi, décapité par ses ravisseurs qui diffuseront ensuite la vidéo-cassette macabre. Dès le lendemain, l’instigateur de l’enlèvement est arrêté à Lahore avec trois de ses complices ; Omar Sheikh donc, celui qui se présente comme la « tête pensante » de l’opération, a été depuis condamné à mort par un tribunal pakistanais. D’autres procès sont encore en cours mais la plupart des protagonistes de la prise en otage du journaliste sont clairement identifiés et sous les verrous.
Qui a tué Daniel Pearl ? : à la question qui donne son titre au livre de Bernard-Henri Lévy, on a donc d’entrée ou peu s’en faut la réponse. Non seulement on connaît les tueurs, mais ils ont pris soin de montrer et de signer un crime dont ils sont fiers. Mais c’est évidemment là que commencent les questions, celles qui nourrissent les quelques 540 pages de l’enquête qui conduit l’auteur de Karachi à Delhi, de Londres à Washington, de Kandahar à Sarajevo et la liste n’est pas close.
Le 31 janvier 2002, Bernard-Henri Lévy était à Kaboul dans le cadre de la « mission de réflexion sur la participation de la France à la reconstruction de l’Afghanistan ». C’est le président afghan Ahmid Karzaï qui lui apprit la nouvelle de l’exécution de Daniel Pearl. L’auteur ne connaissait pas le journaliste ou peut-être s’étaient-ils rencontrés quelques années plus tôt à Asmara, en Érythrée. Mais évidemment plus et autre chose dans la décision d’entreprendre ce livre écrit dans l’urgence et même une sorte de fièvre.
On ne va pas ici entrer dans les détails d’une enquête de neufs mois dans les arcanes de l’islamisme anglo-indo-pakistanais (et plus encore) et de ses multiples pseudopodes. Du reste ce n’est pas le sujet principal de l’ouvrage même si, chemin faisant, on y apprend beaucoup au risque parfois d’égarer un lecteur peu familier de cette région du monde. Le sujet, le vrai, c’est une plongée « au cœur des ténèbres », à Karachi d’abord, mégalopole d’un Pakistan à la fois allié (et protégé) des États-Unis et carrefour de mouvements et de sectes fondamentalistes, « djihadistes », en guerre ouverte avec l’Occident des « croises et des juifs », comme disent les communiques d’Al-Qaïda ou des divers affidés d’Oussama Ben Laden.
Il s’est écrit et continue de s’écrire tant de sottises et de platitudes sur le sujet qu’il convient de rendre sur ce point justice à Bernard-Henri Lévy de ne pas se laisser aller à la facilité des clichés et des préjugés. Manière de fidélité à celui pour qui le livre est écrit, à Daniel Pearl précisément, qui lui aussi essayait passionnément de comprendre et l’a payé de sa vie. Daniel Pearl est à l’évidence l’un de ces journalistes d’exception, pas unique mais rare, comme la presse anglo-saxonne a su en produire. Américain et juif, les deux mots évidemment comptent et vont peser tragiquement dans la suite, Pearl est donc de ceux qui ne se retrouvent pas dans le monde manichéen que se renvoient fondamentalistes chrétien et musulmans.
Il est journaliste, pas idéologue et le choc des civilisations, brandi par les prédicateurs islamistes avant d’être théorisé en anglais par le professeur Huntington, n’est décidément pas pour lui la boussole qui permettra de s’y retrouver dans le monde de l’après 11 Septembre 2001. Culture, générosité et rigueur professionnelle sont ses armes pour enquêter dans les milieux islamistes de Karachi. C’est ainsi pense-t-il qu’il peut gagner la confiance des interlocuteurs, seraient-ils les ennemis déclarés de son pays.
Correspondant en Inde du Wall Street Journal, il est en mission au Pakistan en ce mois de janvier 2002 où il enquête – entre autres ? – sur les traces de Richard Colvin Reid, l’homme aux chaussures piégées de l’Airbus Paris-Miami, arrêté après avoir tenté en vain de mettre à feu un explosif dissimulé dans les semelles de ses baskets. Il chercher notamment à rencontrer un certain Sheikh Mubarak Ali Shah Gilani, chef d’une secte islamiste avec laquelle Calvin Reid était en relation. Un homme va lui ouvrir la porte, ou du moins dit qu’il peut le faire. Cet homme c’est Omar Sheikh, son futur assassin. Ce genre d’enquête est évidemment toujours difficile et suit des chemins tortueux, les professionnels le savent. En l’occurrence, les promesses d’Omar Sheikh dissimulaient un piège. Pearl était pour lui (et peut-être pour d’autres) une cible. Sans le savoir bien sûr, ni visiblement sans le moindre soupçon, le journaliste s’y est précipité.
Pour masquer dit-il sa propre enquête, Bernard-Henri Lévy prétend auprès de ses interlocuteurs qu’il est en train d’écrire un roman sur Daniel Pearl. On découvrira chemin faisant que personne n’en est dupe, pas très longtemps en tout cas, mais cependant cette fiction de fiction, si l’on ose dire, n’est pas si fictive que cela.
Bien évidemment Qui a tué Daniel Pearl ? est d’abord le récit d’une enquête, mais l’écrivain n’en reste pas moins aussi romancier. Non seulement plusieurs moments de son récit sont des reconstitutions intimistes, mais plus que tout, la construction même du récit s’organise autour des deux personnages centraux, Daniel Pearl, la face solaire, Omar Sheikh, le visage de l’ombre, dans la véracité documentaire est indéniable, mais dont la « présence » est d’une densité toute romanesque.
L’évidente sympathie de l’auteur pour le journaliste assassiné ne se discute pas. Assurément Bernard-Henri Lévy ne triche pas en identifiant sa propre démarcher à celle de Daniel Pearl. Plus paradoxale en apparence est l’empathie qu’il montre à l’endroit d’Omar Sheikh. Le personnage, il est vrai, a de quoi surprendre. Il serait plus commode d’imaginer les assassins fanatiques avec des gueules de tueurs génétiquement programmés pour n’être que ce qu’ils sont. Ce serait dans l’ordre à défaut d’être rassurant.
Qu’Omar Sheikh, certes d’origine pakistanaise, mais citoyen britannique, né à Londres, de bonne famille et de passeport anglais, soit l’instigateur de ce meurtre abominable organisé et exécuté avec une parfaite maîtrise, voilà qui dérange. Encore faut-il ajouter que cet homme jeune – il n’a pas trente ans – a été un collégien méritant et un étudiant brillant de la prestigieuse London School of Economics, joueur d’échecs émérite de plus, et qu’un avenir radieux lui était promis. Sa « conversion » à l’islam militant et djihadiste il la devrait à la tragédie bosniaque. Était-il ou non à Sarajevo ? Les chemins d’Omar et de Bernard-Henri Lévy s’y sont-ils croisés ? Tout est possible. Il est au moins certain d’à partir de là le destin du jeune Omar Sheikh bascule avant de le conduire en Afghanistan et en Inde où il fait sa première expérience de terroriste « djihadiste » avec l’enlèvement de touristes anglais et américains. C’était il y a dix ans. Six années de prison indienne suivront sur les huit auxquelles il a été alors condamné avant d’être libéré par un détournement d’avion en 1999. Bernard-Henri Lévy ne cache pas sa fascination pour ce personnage complexe et contradictoire.
Omar Sheikh n’est pas non plus une exception dans les sphères dirigeantes des mouvements islamistes les plus violents, qu’il s’agisse d’Al-Qaïda ou du Hezbollah libanais pour ne citer que les plus connus. L’itinéraire de cette élite de djihadistes, parlant plusieurs langues, frottés aux meilleures écoles de Grande-Bretagne, d’Allemagne ou de France, conduit Bernard-Henri Lévy à une redoutable question : « Le terrorisme serait-il l’enfant naturel d’un couple diabolique : l’Islam et l’Europe ? » Ce n’est pas la moindre interrogation de son livre.
Mais la question obsédante qui la traverse est autre. Celle du titre bien sûr et plus encore celle du pourquoi. Pourquoi faillait-il tuer Daniel Pearl ? Qui voulait sa mort, à ce point, à ce prix ?
Il y a bien sûr les réponses trop évidentes. Daniel Pearl était journaliste, américain et juif. Dans la logomachie des groupes islamistes ce sont trois motifs de condamnations sans appel. Les journalistes sont globalement tenus pour des « espions », nos malheureux confrères enlevés au Liban dans les années 80 l’ont entendu des centaines de fois. L’Amérique est l’ennemie par excellence et plus encore s’il se peut depuis le 11 septembre 2001. Croisade contre croisade, la guerre est déclarée, partout. Quant à la haine du Juif et des Juifs, elle résume si l’on ose dire tout le reste.
Il y a bien sûr le conflit israélo-palestinien mais, aussi dramatiques en soient les épisodes, et contrairement aux idées reçues sur le sujet, ils n’expliquent pas tout. Ou bien si, mais à la condition de ne pas considérer Israël comme un État dont la politique est par définition discutable et que l’on pourrait même juger détestable, mais comme figure du Mal absolu. À partir de quoi tout Juif est par définition une incarnation de ce mal. Que Daniel Pearl se conduise en journaliste indépendant, en citoyen critique et en juif fier de l’être mais refusant pour autant de s’identifier à une cause et à une politique, rien ne pouvait pour autant le sauver. Bien au contraire semble-t-il, tout ce qui portait le journaliste à l’ouverture vers les autres et à la compréhension du monde, de ce monde-là en particulier, tout ce qui nous le rend cher et précieux, à nous lecteurs comme à l’auteur, ne pouvait que nourrir les pires soupçons de ses bourreaux. Assurément son assassinat leur fut léger, sinon facile.
Mais cela suffit-il à expliquer son enlèvement et son exécution ? Bernard-Henri Lévy en doute et on ne peut que lui donner raison. Ici, plus question de reconstitution romanesque, le récit devient pure enquête et ce que découvre cette enquête est aussi passionnant qu’inquiétant. L’implication des services secrets du Pakistan, ce redoutable ISI au cœur de toutes les intrigues régionales et dont Omar Sheikh est à l’évidence un proche sinon un agent direct, les liens avec Al-Qaïda, les mystères du programme nucléaire pakistanais et de ses retombées dans les mouvements terroristes, les alliances d’États où l’in retrouve avec le Pakistan, la Corée du Nord et l’Irak – d’avant le 20 mars 2003 –, tout cela qui culmine dans le mélange étonnant et détonant de groupes qui se retrouvent autour de l’enlèvement et de la mise à mort de Daniel Pearl, voilà le gouffre vertigineux où Bernard-Henri Lévy nous entraîne dans les derniers chapitres de son livre.
Tout porte à croire en effet qu’à la veille de son enlèvement Daniel Pearl travaillait sur ces sujets plus que sensibles. Ce qu’il était donnait aux tueurs toute latitude pour agir, mais ce qu’il faisait, et ce qu’il savait, rendait impératif de le faire taire. Si quelques-uns des assassins sont en prison, si Omar Sheikh est condamné à mort – en attendant une procédure d’appel –, il est plus que vraisemblable que les véritables donneurs d’ordre sont ailleurs et plus haut placés. Alors Qui a tué Daniel Pearl ? Si le livre de Bernard-Henri Lévy ne donne pas une réponse définitive, il interdit au moins de dire que l’affaire est classée. Et ce qu’elle implique ne fait probablement que commencer.
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