On dit souvent d’une vie mouvementée qu’elle est un roman ; à ce compte, la biographie de Benjamin C., plus encore qu’une œuvre d’imagination, ressemble à un puzzle compliqué dont les pièces furent tellement éparpillées qu’il fallait un écrivain comme Bernard-Henri Lévy pour les rassembler et les disposer, tant bien que mal, dans leur ordre naturel. Car Benjamin, au terme volontaire d’une existence marquée, par le hasard, du sceau de la malédiction, n’a laissé qu’un texte court et lyrique en guise de testament spirituel : pour comprendre qui fut Benjamin et ce que fut sa vie, l’auteur du Diable en tête a dû se glisser dans la peau d’un enquêteur, interrogeant tel ou tel témoin privilégié, décryptant le journal intime de la mère du héros ou la correspondance tout aussi intime, de sa maîtresse, tirant un à un tous les fils de cet écheveau psychologique.

Né durant la dernière guerre d’un père collaborateur qui porte l’uniforme de la LVF avant d’être exécuté à la Libération, et d’une mère qui épouse en secondes noces un éminent Résistant, jadis le meilleur ami de son premier mari, Benjamin, c’est le moins qu’on puisse reconnaître, entre dans la vie comme par erreur : à l’âge de l’insouciance, le gamin macère déjà dans ses premières désillusions. Les suivantes allaient s’inscrire tout logiquement sur le film d’un siècle dont il crut souvent être l’acteur, alors qu’il en fut chaque fois la victime : « blouson doré » spécialiste d’effractions d’envergure, porteur de valises durant la Guerre d’Algérie, gauchiste militant en Mai 68, guérillero palestinien dans un Beyrouth en feu, terroriste meurtrier dans une « Brigade combattante de guerre civile », Benjamin, sur une route qui le mène de Paris à Jérusalem, via Genève, Beyrouth, Rome et la Côte d’Azur, s’épuise à fuir son propre passé dans des actions tumultueuses et des amours innombrables qui ne font que nourrir un peu plus son pessimisme fondamental.

Un malfrat de luxe

Car ce héros a un grand cœur qui palpite et une âme de tendre : mais le demi-siècle qu’il traverse en pèlerin solitaire lui renvoie l’image d’un malfrat de luxe. Cet « ennemi public no1 » recherché, à la fin du roman, par toutes les polices, est un naïf qui joue les fiers-à-bras, mais tombe, depuis qu’il est né, dans tous les pièges sentimentaux et intellectuels qu’on lui tend sournoisement. Orphelin d’un père traité publiquement de « salaud » et d’une mère rongée par le cancer dont le journal intime, sauvé in extremis de la destruction, témoigne d’une tumeur morale tout aussi incurable, Benjamin, amputé d’un passé maudit, est condamné à un avenir improbable : sa vie est une incessante cavalcade qui, de combats en barricades, d’amours éphémères en liaisons fugaces, d’engagements fulgurants en déceptions foudroyantes, le conduit, blessé dans son corps et dans son cœur, jusqu’à Jérusalem où sa confession ressemble à une superbe prière et son histoire, soudain résumée dans l’éclat doré de la ville sainte, à un cimetière où sont allongés tous ceux à qui il doit un sursaut de vie, et auprès desquels, pour la première fois, il rêve de se glisser, dans un dernier soupir.

C’est le premier roman de Bernard-Henri Lévy, et c’est époustouflant de maîtrise, de technique, d’intuitions littéraires. Pour donner chair et âmes à cette traversée-express de quatre décennies où chacun de nous retrouvera, à coup sûr, une part obscure de lui-même, l’auteur du Testament de Dieu n’a pas hésité à utiliser, tel un organiste tirant sur plusieurs notes, des genres rarement associés : le thriller politique, le récit d’espionnage, l’histoire d’amour, la fresque familiale, le feuilleton métaphysique ; à changer de plume chaque fois que l’occasion s’en présentait (style intimiste pour le journal de Mathilde, parlé pour l’interview d’oncle Jean, épistolaire pour les lettres de Marie, didactique pour le témoignage de l’avocat Alain Paradis, et soudain lyrique, très proche du ton de La Barbarie à visage humain, pour l’ultime et seul récit de Benjamin) ; et à sacrifier certains de ses tics naturels à l’efficacité (redoutable !) d’un véritable « roman romanesque ». Il y a dans Le Diable en tête un tas d’épisodes inoubliables : l’accouchement de Mathilde, écrit à la première personne, les liens ambigus qui unissent deux sœurs jumelles dont l’une s’est éprise de Benjamin, la description, de l’intérieur, d’une cellule terroriste, ou la peinture, toujours de l’intérieur, de la sexualité féminine. Mais ce personnage qui est soudain entré dans notre vie, comme il galope déjà, aux côtés de Julien Sorel ou de Fabrice Del Dongo, dans notre légende littéraire, c’est bien évidemment Benjamin, enfant du siècle qui est le nôtre, pèlerin d’un long voyage dans les étapes sont aussi les nôtres. Ici, l’imaginaire et la réalité se frôlent jusqu’à mystérieusement se confondre et nous faire frémir. C’est à Bernard-Henri Lévy, romancier tout neuf, muscles à l’air et plume pointue, que nous devons cette grande émotion d’une rentrée qu’il surplombe avec une aérienne légèreté.


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