Le plaisir c’est l’enrichissement. Il y a les livres qui vous appauvrissent et ceux qui vous comblent. À cet égard, les 500 pages de Bernard-Henri Lévy tiennent leurs promesses. Voilà un écrivain qui ne triche pas avec les mots. On s’inquiète, semble-t-il, de savoir s’il est un romancier. C’est la question. Il est possible que ce soit une fausse question. Il est possible que ce soit une fausse question, car, Dieu soit loué, le roman n’en finit pas de sa définir. Ce qui est certain, c’est que l’auteur a délibérément et non sans risques choisi d’écrire un roman qui ne ressemble à aucun autre. Cette originalité technique va au-delà du procédé dans la mesure où elle répond à une sorte de jeu de glaces pour faire apparaître dans ses reflets trompeurs un personnage symbole de notre temps.
Benjamin C. est donc cerné par le regard des autres – le journal de sa mère, l’interrogatoire de son beau-père, la correspondance d’une de ses maîtresses, le témoignage d’un militant – avant de nous égarer un peu plus « diaboliquement » par sa propre confession.
En fait, il y a là trois ou quatre romans qui se carambolent, trois ou quatre sujets qui ne s’amalgament pas sans artifices et ne « répondent » pas toujours au jeu de construction par reflets superposés. L’habileté technique n’est pas en cause, car Bernard-Henri Lévy a dû faire passer au détecteur électronique les différents « points de vue ». Son vrai plaisir de romancier n’est pas ailleurs : surveiller le diable des duplicités, des « vies parallèles » et incommunicables, ceux qui s’épient, et se mentent à eux-mêmes. Mais je crains que le lecteur, si attentif soit-il, s’égare dans les mauvaises intentions des personnages et la difficulté des « recoupements ».
Admettons que Bernard-Henri Lévy pèche d’abord par excès.
Je n’arrive pas à m’intéresser vraiment à Benjamin. Existe-t-il en dehors du regard des autres et du « règlement de comptes personnel » avec l’auteur ?
Finalement, je me suis plus attaché à Mathilde, à l’oncle Jean, aux jumelles échappées d’un marivaudage revu par Laclos ; mais Benjamin m’apparait comme un fantoche que l’on se repasse de main en main, un mannequin que l’on habille, que l’on déguise tantôt avec des chaussures en croco, tantôt avec des bleus d’O.S. de chez Renault. Il porte ses idées de petit révolutionnaire comme ses cravates pour aller déjeuner à la Tour d’Argent et louer sa suite au George V. Un pantin porteur de tous les affutiaux de la mythologie de la jeunesse dorée, vérolée par les maîtres poseurs, la socio-psychanalyse de quartier, Althusser, le petit livre rouge, la bande à Baader et le trop-plein de caviar. Un inadapté social, parano-obsédé sexuel, super-fils à papa, pourri par l’argent, qui, las de tous les luxes, s’offre encore celui, le plus immonde, de jouer à l’ouvrier et d’accumuler les idéologies perverses.
Il nous est donc assez difficile d’admettre à la fois ce « prodige », « comblé de tous les dons », et l’enfant gâté, gauchi, qui casse ses jouets, devient terroriste palestinien, rate même son crime gratuit et se retrouve pour notre surprise et la sienne en Terre promise. Je pensais lire une sorte de chronique de notre temps. J’ai lu un constat d’échec. L’histoire d’un mensonge qui, marginalement à l’époque, à ses valeurs propres, à son drame réel, nous rappelle les lâchetés du confort moral lors des années noires et le « cinéma intellectuel » d’une jeunesse qui a fait sa super-rougeole. Une enquête sur la comédie sociale.
Point de rencontre, en effet, des forces troubles.
Il n’y a pas de grands romanciers sans arrière-pensées.
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