Si les Kurdes ne forment pas encore une nation homogène, ils sont une vérité. On sait leur sort ; on sait moins la force symbolique, philosophique et géopolitique qui émane du berger du Manbij qui a délaissé son troupeau pour défendre sa terre contre les barbares de Daech. Vis-à-vis de lui, nous avons une dette, soit « l’impayable dette que le monde a contractée à l’endroit de la seule armée qui, lorsque Daech paraît et que la région, Irak en tête, est pétrifiée de stupeur et de terreur, ose le combattre face à face ».
Ce rappel est celui de Bernard-Henri Lévy, qui nous a habitués à se fier à ses yeux plus qu’à ses oreilles ; qui nous a habitués, aussi, à défendre des peuples « de trop », quitte, parfois, à les idéaliser et à rêver pour eux d’un drapeau, de frontières. Maintes fois, donc, il s’est rendu au Kurdistan, notre bouclier, au plus près de cette armée de braves, composée de femmes, pour voir, mais aussi pour comprendre et témoigner. Il en a fait un film : Peshmerga. Il en tire désormais un livre : L’Empire et les Cinq Rois (Grasset). On croirait, à son titre, une fable d’Asie avec son empereur, ses loups, ses fleurs et sa morale : nous n’en sommes pas loin.
Le philosophe l’affirme : l’effacement des États-Unis, et son refus désormais assumé de dire le vrai, le juste, le bien, entraîne non l’émergence, mais la résurrection de puissances, anciennement des empires, soucieuses de renouer avec un âge d’or. « L’Amérique en est là. Vigoureuse et silencieuse. Prééminente mais se taisant. » Par la faute de Trump – et d’Obama, qui a amorcé le mouvement. Tandis que la Chine, la Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran, revanchards, se déploient et s’affirment. « Ces empires abolis, ces calmes blocs ici-bas chus d’un désastre obscur, ces totalités de nations résignées à leur effondrement, tout cela se réanime, se remet en branle et, considérant la part du monde laissée à découvert par le recul américain, se prend à rêver, s’essaie à la prédication et repart à l’assaut de l’Histoire », insiste l’auteur.
« L’empire du Rien »
Ce qui sous-tend cette révolution, au sens étymologique – ce qui a été redevient – est à chercher dans les Saintes Écritures, dans la philosophie antique, à Rome, à Athènes, à Jérusalem, chez Heidegger, Nietzsche ou Foucault, et qui permet, in fine, d’éclairer la rupture de ce fil virgilien (trois citations de Virgile figurent sur le dollar américain) que ne renoueront pas, quoi que nous en disions, les Gafa et « leur technique totale qu’a inventée une poignée d’entreprises américaines et qui est l’horizon, la nouvelle frontière, que l’Amérique, à travers elles, propose aujourd’hui au monde ».
C’est un livre exigeant, tressé des intuitions et des analyses de l’auteur, qui se fait le contempteur de l’Occident frileux, relativiste et individualiste, de cet « empire du Rien » qui a pour culte le progrès technique, sans jamais voir ses desseins totalitaires. « Trump et Zuckerberg sont comme les deux lames des ciseaux qui décousent, aujourd’hui, le tissu de la vérité. »
Alors on sait bien que cet auteur ne laisse jamais indifférent, qu’on lui reprochera jusqu’à l’utilisation du « je » dans un récit qui se veut pourtant un témoignage. Ceux qui l’abhorrent, obsédés qu’ils sont, voudront voir en « BHL », comme toujours, le seul sujet de ce livre ; les autres y verront une fresque vivante et tragique, mais aussi une manière d’honorer par la littérature une partie de notre dette.
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