Mon rapport à l’opéra, dites-vous ? Autant l’avouer d’emblée, je ne suis pas ce qu’on appelle un « amateur ». Je n’ai jamais vraiment participé de cette très curieuse religion qui a ses rites, n’est-ce pas – ses temples, ses servants, ses mots de passe. Et je ne puis mieux faire, j’en ai bien peur, que livrer de menues impressions, cueillies au fil de la vie et où je vous laisse juger ce qui l’emporte de la naïveté, de l’ignorance ou du malentendu.

Il y a eu le temps d’abord, entre l’enfance et l’adolescence, où j’y voyais surtout un fabuleux recueil de contes et de légendes sur fond de passions déchaînées, de grands sentiments exacerbés, de mythes splendides et un peu simples : j’allais à l’Opéra pour échapper aux petites histoires moites, rances et si souvent sans importance qui me semblaient peupler le monde de nos romans à la française.

Il y a eu celui, ensuite, où j’y lisais – à tort peut-être, et sans que cela eût forcément rapport avec la réalité – la forme enfin trouvée, toujours déjà trouvée, de ce fameux « théâtre total » à la recherche duquel ma génération était partie : je lisais Grotowski, j’appréciais le Living Théâtre, j’étais un admirateur éperdu des grands textes d’Antonin Artaud – mais c’est là néanmoins, du côté de chez Mozart, Verdi, Bizet ou Moussorgski, que je voyais s’incarner, dans une si aveuglante et si ancienne évidence, leur projet de théâtre intégral à vocation métaphysique.

Il y a eu l’époque, plus tard encore, où je suis devenu sensible aux voix, rien qu’aux voix, à ce qu’elles peuvent, à ce qu’elles disent, à ce qu’elles recèlent de mystère, de profondeur ou de vérité lorsqu’elles sont ainsi portées à l’extrême de leur pouvoir : souvenir notamment d’une représentation de Lulu d’Alban Berg où elles étaient toutes là, en leur divin désordre, en leur harmonique et profuse diversité – toutes les formes du cri, de la déclamation, de l’injonction, du récitatif ou de la cantilène croisées soudain à nos oreilles dans le même indéchiffrable songe.

Et puis, au chapitre des voix, toujours comment de pas ajouter un mot de ce dernier trait qui m’émerveille plus qu’aucun autre et que j’appellerais pompeusement la disjonction du sens et du son, l’indépendance des mots et de la musique ? Merveille de Haendel, par exemple… Merveille du bal canto… Merveille de ces personnages étranges, improbables, qui vont déclamant un chant sans le moindre rapport avec l’expression verbale… Merveille, oui, de cet « arbitraire du signifiant » où l’on pourrait sans doute voir la marque de je ne sais quelle gratuité, mais qui fait à mes yeux, tout le prix, toute l’infinie valeur du genre !

Car c’est sa gratuité, au fond, que j’aime le plus à l’opéra. C’est son côté conventionnel, artificiel, irréel. C’est cette extraordinaire puissance du faux qui l’anime de bout en bout, mais qui pourrait bien être, à tout prendre, la plus sûre définition de la « séduction ». Peut-être, je le répète, n’entends-je rien à toute l’affaire : mais l’opéra pour moi, est le plus abstrait des arts abstraits ; la plus épurée des formes pures ; c’est la plus formidable machine qui soit à libérer les hommes des pièges et des sortilèges du monde et de la nature. Pour un philosophe qui s’est toujours fait devoir d’un anti-naturalisme total, conséquent, résolu, ce n’est bien entendu pas un mince compliment.


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