Tous deux appartiennent à la même génération et leurs derniers essais (Les Gaulois réfractaires demandent des comptes au Nouveau Monde, de Philippe de Villiers, et Ce virus qui rend fou de Bernard-Henri Lévy) sont en tête des meilleures ventes. Ils y critiquent la stratégie du confinement généralisé durant la crise du coronavirus et redoutent ses conséquences.

Pour le reste, tout oppose le philosophe de la mondialisation heureuse et l’ancien ministre souverainiste. Si ce n’est sans doute leur goût de la polémique et leur sens de la liberté. C’est pourquoi, Bernard-Henri Lévy et Philippe de Villiers ne se sont pas fait prier pour accepter le défi d’un grand débat. Encore fallait-il les réunir. Même en période de pandémie, le premier continue à parcourir le globe tandis que le second veille jalousement sur son Puy du Fou. La joute, comme à l’époque où BHL publiait avec Michel Houellebecq, Ennemis publics (Grasset, 2008), a donc eu lieu par correspondance. Les règles du jeu n’en furent pas moins strictes et l’échange, vif. Une quinzaine de minutes chacun pour répondre aux questions à tour de rôle tout en gardant la liberté de s’interpeller.

ALEXANDRE DEVECCHIO : Dans vos livres respectifs, vous êtes tous deux critiques à l’égard de la stratégie du confinement. Cette crise sanitaire a-t-elle été bien gérée ? Y avait-il vraiment d’autres solutions que le confinement ?

PHILIPPE DE VILLIERS : C’est une débâcle : le traumatisme d’un peuple amputé de ses libertés fondamentales, la déchirure des tissus conjonctifs de la France industrieuse, l’abandon des anciens, la défaite d’Antigone qui a perdu le droit d’enterrer son frère. Une défaite de civilisation. Le confinement généralisé fut une erreur. On pouvait faire un confinement ciblé, avec un périmètre sanitaire sur les zones contaminées et les groupes à risque. La politique est devenue une prophylactique : nous voilà déconfinés, bâillonnés, sous la surveillance du biopouvoir. Il faut avancer masqué pour paraître fraternel.

BERNARD-HENRI LÉVY : C’est cocasse de vous voir citer Foucault et sa théorie des biopouvoirs ! Mais commençons, en effet, par le confinement. Est-ce qu’on peut dire « une erreur » ? Je ne sais pas. Car c’est toujours comme ça, avec une nouvelle pandémie. On est dans le brouillard. On tâtonne. Chacun fait de son mieux. Y compris les toubibs et les gouvernants, sur le pont 24 heures sur 24. Et, de toute façon, comme dit, non pas Antigone, mais Tirésias, il n’y a jamais de « pharmakon », de bon remède, de solution parfaite et toute faite. Non. Ce qui m’a, moi, le plus choqué, c’est la façon dont nous avons vécu ce confinement. Dont nous nous sommes rués dessus. C’est la jouissance avec laquelle nous nous sommes, à peu près tous, gargarisés du mot. « Confinement », par quelque bout que vous le preniez, c’est un mot sale, rance – c’est un mot qui, comme disait jadis mon ami Philippe Sollers, sent la France moisie.

PDV : Ceux-là mêmes qui ont récusé la frontière extérieure par idéologie nous ont imposé la frontière domestique. Au nom de « l’espace sans frontière », on nous a fait moisir dans la frontière sans espace.

BHL : Non. Pas au nom de « l’espace sans frontière ». Au nom de la peur. J’appelle ça le « Première Peur mondiale ». Et c’est, pour moi, la grande énigme sur laquelle les historiens auront à se pencher : comment la planète entière a pu, au même instant, sombrer dans cette peur terrible, atroce, pathétique.

PDV : Oui. Une psychose planétaire…

AD : Comment en est-on arrivé là ?

BHL : Il y a tout un courant hygiéniste qui se développe depuis un siècle et dont il faudrait, là aussi, faire l’histoire. La vie à tout prix. La santé au lieu de la liberté. Tous les problèmes sociaux, politiques, réduits à des infections qu’il faut traiter. Bref, la volonté de guérir devenue le paradigme de l’action politique. Mais attention ! Vous avez aussi le populisme. À force de brandir des menaces imaginaires, d’agiter le spectre du « grand remplacement », etc., on finit par terroriser les gens. Tout cela est lié.

PDV : Le populisme, c’est le cri des peuples qui ne veulent pas mourir et cherchent à se protéger de la « mondialisation heureuse ». Elle nous a rendus malades. Ce n’est pas elle qui a fabriqué le virus, mais c’est elle qui l’a fait circuler aux dimensions d’une pandémie. Ce qui vient de s’effondrer, c’est le fameux « nouveau monde », celui que vous avez célébré : le « village global » unifié, la religion des flux, l’avènement du marché comme seul régulateur des pulsions humaines avec les fameuses chaînes de valeur globale. L’épreuve nous a tous ramenés au carré magique de la survie. Le premier coin du carré, c’est la frontière, c’est-à-dire la protection régalienne, ce pour quoi les États ont été imaginés. Le deuxième, c’est la souveraineté. Le troisième, c’est le local, donc le contrôle au plus proche des intérêts vitaux. Et le quatrième coin du carré, c’est la famille qui, dans le malheur, redevint la première sécurité sociale.

BHL : Non. Le populisme c’est le cri des démagogues qui ne veulent, eux, pas mourir et qui, comme Le Pen, comme Mélenchon, comme d’autres, attisent les peurs pour mieux contrôler leurs électeurs. Quant à votre « carré de la survie », je demande à voir. La frontière, O.K., mais à condition qu’on la franchisse – et ça s’appelle l’Europe. La souveraineté, peut-être, mais certainement pas nationale, car plus aucun problème sérieux ne peut se régler à cette seule échelle, sur cette seule agora – et ça s’appelle encore, que vous le vouliez ou non, la mondialisation et l’Europe. La famille, mouais : mais est-ce que le premier psy venu ne vous répondrait pas que ça peut être un rempart au malheur mais que c’est aussi le pire nœud de vipères et de haines qui soit ? Et quant à votre repli sur le « local », quelle pitié ! Quel aveu de défaite ! Et quel recul par rapport au temps où les amoureux de la France voulaient la voir, non se replier, mais rayonner ! Non se concentrer sur « le plus proche », mais regarder vers l’universel, quand ce n’était pas le formuler, le fomenter, le dire, cet Universel !

PDV : Je vous invite à mettre un cierge au chevet du soldat Schengen. Il est mort du coronavirus. Quant à la souveraineté européenne, elle est comme l’amour à distance, c’est de la branlette. « Le plus proche » est une expression qui signifie non plus délocaliser mais relocaliser, par exemple pour retrouver une industrie et forger à nouveau des outils de puissance dans le concert des nations. L’universel sans les enracinements, c’est le hors-sol des cosmopolites verbeux. On a vu ce que le libre-échange universel a produit depuis Maastricht : la désindustrialisation massive, la prolétarisation de la classe moyenne, la partition territoriale et, parallèlement à l’épuisement de l’Amérique, la montée au firmament de la Chine. Beau travail ! La gouvernance européenne ne besogne qu’au service de l’illimitation marchande. Elle a immolé son enveloppe charnelle et perdu son être propre. Elle nous a fait perdre le sens de notre communauté de destin. Selon le mot de Régis Debray : « L’Union européenne aura été l’histoire de la sortie de l’Europe de l’Histoire. »

AD : Vous avez tous les deux rencontré Orban. Est-il une chance ou une menace pour l’Europe ?

PDV : Une vraie chance pour sauver l’Europe acéphale, postpolitique, qui se déconstruit à Bruxelles et qui, d’ailleurs, fut l’épicentre de la pandémie. Il y a, face à face, ceux qui veulent faire l’Europe en se passant des vieilles nations et ceux qui veulent la faire en les retrouvant. L’Europe idéologique, qualifiée par Jürgen Habermas de « parangon d’autocratie postdémocratique », prône le multiculturalisme et la « souveraineté limitée ». Cette Europe-là ne convient pas à Viktor Orban. Il se dresse comme une figure allégorique de l’Europe libre. Le groupe de Visegrad ne veut pas être islamisé. Il est urgent d’écouter les nouveaux dissidents.

BHL : Une menace, bien sûr. Et s’il est une figure allégorique, c’est l’allégorie de la trahison de soi. Je l’ai connu, il y a trente ans, jeune dissident, paladin de la liberté, magnifique. Aujourd’hui, il fait de sa Hongrie, jadis centre de l’Europe, une forteresse assiégée. Il dit sa nostalgie du régent Horthy qui était le Pétain hongrois. Il se rapproche de Poutine, héritier du KGB qu’il passa sa jeunesse à combattre. Et il propose un type de régime qui ne garde de la démocratie que le vote et oublie tout le reste : État de droit, séparation des pouvoirs, libertés fondamentales, tout cet art de vivre politique qu’est aussi la démocratie. C’est un crève-cœur. Et tout ça au nom d’une « islamisation » imaginaire puisqu’il n’a pas un immigré chez lui. Quant aux dissidents, c’est un beau mot, M. de Villiers. Mais à utiliser avec précaution si l’on ne veut pas faire injure à ceux qui sont morts en son nom.

AD : Dans son livre Philippe de Villiers prédit que le coronavirus va accélérer la diffusion du virus séparatiste. Les événements récents (manifestations indigénistes, violences communautaristes à Dijon) semblent lui donner raison. Que cela vous inspire-t-il ? Est-ce la fin de l’universalisme ?

BHL : Pour moi, il y a deux forces qui vont contre la France universaliste. Le séparatisme, bien sûr. Cet indigénisme misérable qui est une offense à l’antiracisme selon Victor Schoelcher. Mais aussi, je suis désolé de le dire, les intellectuels qui, comme Philippe de Villiers tout à l’heure, font parler le virus et y voient l’annonce de la mort de la France dans l’Union européenne. La France est une idée autant qu’une créature charnelle. Elle est grande par ses fleurs non moins que par ses racines. Et l’une de ces fleurs c’est cette Europe qui, forte de l’héritage, entre autres, de Voltaire, Victor Hugo, André Malraux ou Robert Schuman, est la seule solution que nous ayons pour ne pas mourir chinois. La France est grande quand elle ne transige pas sur le droit d’asile. La France est grande quand elle invente Médecins sans frontières. Mais la France est encore grande quand Macron, avec Merkel, invente un plan d’urgence européen qui va tout simplement éviter le naufrage à l’Italie et à l’Espagne.

PDV : Notre pays est au bord de la fragmentation territoriale. Il y a des enclaves étrangères qui, rejetant notre civilisation, considèrent la France comme une puissance étrangère chez elle et prétendent la « décoloniser ». En face des colons du barbaricum, on retrouve les bourgeois de Calais : robes de bure, têtes cendrées, nos élites font la génuflexion et récitent leur acte de contrition. Ce pays qui se défait, c’est votre œuvre. Vous avez décrit la France comme une terre de racistes et de collabos. Et vous êtes le père de SOS Racisme. Jean Baudrillard a tout résumé : « SOS Racisme et SOS baleines. Ambiguïté : dans un cas, c’est pour dénoncer le racisme, dans l’autre, c’est pour sauver les baleines. Et si dans le premier cas, c’était aussi un appel subliminal à sauver le racisme… » Le séparatisme qui nous menace, c’est vous qui l’avez mis en orbite : antiraciste, vous avez généré le racialisme. Et, antifrançais, vous avez généré les indigénistes qui ont la haine de la France. Regrettez-vous aujourd’hui, cher Bernard-Henri Lévy, la profession de foi du premier numéro du journal Globe, fondé en 1985 : « Bien sûr, nous sommes résolument cosmopolites. Bien sûr, tout ce qui est terroir, béret, bourrées, binious, bref franchouillard ou cocardier, nous est étranger voire odieux ? »

BHL : Et voilà ! c’est reparti ! Comme chez votre ami Zemmour ! Non, je ne regrette rien. Oui, je préfère la France du général de Gaulle à la France des pétainistes, réduite à ses terroirs. Et, quant à mon antiracisme, celui que j’ai fondé, il y a quarante ans, avec Simone Signoret, Coluche, et d’autres, c’était un appel, pas du tout subliminal, à sauver la République contre les incendiaires des âmes qui, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche, semaient, comme aujourd’hui, les ferments de la guerre civile. Je ne veux pas de cette guerre. Je ne veux pas, pour mes enfants, de cette violence qui s’installe. Je ne veux pas de cette haine de tous contre tous que je sens monter partout. Et je crois la France et l’Europe assez fortes pour s’enrichir de ceux qui les voient comme des lieux d’intelligence, de lumière et de salut.

PDV : Ce sont les gens comme vous qui, depuis quarante ans, nous ont vendu l’idée que l’immigration était « une chance pour la France ». C’était la promesse du paradis diversitaire à venir. Fils de résistant, je me sens résistant à mon tour. Aujourd’hui, vous prenez votre plume pour vous adresser aux Traoré et compagnie et vous osez, pour les mettre en garde, les appeler – lapsus révélateur – vos « cadets ». Voilà que les créatures échappent à leur créateur. Le « touche pas à mon pote » relevait déjà d’une négativité agressive, contraire à la tradition assimilatrice de notre pays. La France, c’est beaucoup mieux qu’une race, c’est une nation. Le trait ironique de Pierre Desproges sur l’antiracisme est d’une actualité tragique : « J’adhérerai à SOS Racisme quand ils mettront un “s“ à racisme. Il y a des racistes noirs, arabes, juifs, des ocre-crèmes et des anthracite-argentés. Mais à SOS-Machin, ils ne fustigent que le Berrichon de base ou le Parisien-baguette. C’est sectaire. »

AD : Comment voyez-vous le monde d’après ?

PDV : Le « monde d’après » sera un monde d’échanges et de nations, où la frontière jouera à nouveau le rôle de filtre pacificateur. C’est la fin probable de l’OMC – l’Organisation commerciale du monde. On retrouvera le primat du politique sur l’économique. Belle victoire du souverainisme identitaire : nous aurons à retisser les fils de la tapisserie. Une nation, c’est un lien amoureux. Il faudra refaire un peuple amoureux. Retrouver les beautés mystérieuses et la lumière de la France nécessaires à la paix du monde.

BHL : Le monde d’après sera aussi un monde d’empires. Et, hélas, de mauvais empires. Je vois, avec effroi, s’affirmer le rêve ottoman d’Erdogan. Les nostalgies impériales perses de l’Iran. L’eurasisme poutinien fourbissant les armes de sa revanche contre les dissidents de jadis et ceux qui les soutenaient. L’islamisme radical partout à la manœuvre. Et, bien sûr, l’immense empire chinois. Face à ça, votre « souverainisme identitaire » ne fera pas le poids. Et compte tenu, par ailleurs, de l’effarant retrait américain de la scène du monde, je ne vois qu’une solution : en Europe, un pôle « impérial » alternatif dont la puissance sera indexée sur sa capacité à penser à neuf et à capturer, dans les nations, les étincelles d’intelligence que le nihilisme n’a pas encore éteintes. C’est ça ou sortir de l’Histoire.


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