Bernard-Henri Lévy n’est pas un débutant comme les autres. Certes, en cette rentrée littéraire, il vient de publier son premier roman mais ce Diable en tête arrive après quatre essais philosophiques – La Barbarie à visage humain, Le Testament de Dieu, L’Idéologie française et Questions de principe – qui ont, en leur temps, fait beaucoup de bruit. Ajoutons même que comme le personnage est jeune et beau, comme il expose ses idées d’une manière aussi forte que brillante et comme il sait utiliser avec habilité les médias, son auréole est grande dans les milieux intellectuels et même dans les autres. Bref, c’est une star qui bénéficie d’ailleurs des fameuses initiales de la notoriété : BHL est une star qui mobilise l’attention générale avec un gros roman de cinq cents pages.

J’avais en face de moi l’un de ces êtres noirs, marqués et comme élus à rebours, que l’on dirait placés au point de rencontre des forces les plus troubles de leur époque et dont la familiarité avec le Mal m’a toujours semblé lester le témoignage d’un supplément de vérité. Au bout de ce visage, il y avait le siècle. Cela valait bien le temps d’une enquête.

L’auteur nous prévient d’entrée : voilà donc un roman-miroir de l’époque, un roman où l’histoire de notre temps se mêle avec celle de son héros, Benjamin C. (belle référence à Benjamin Constant et à son Adolphe), né en 1942 et mort en 1982. Un enfant de la guerre, dont le père, industriel et collabo, sera condamné et exécuté à la Libération tandis que la mère, belle et un brin inconsciente, s’est consolée dans les bras de l’ami de la famille, résistant reconnu. Dès son enfance (car il apprendra très vite la vérité sur son père), Benjamin est ainsi piégé par le destin, par le malheur et il va être habité, tout au long de son existence, par le goût de la destruction, par le mal. Certes, il est beau, riche, intelligent mais il se lance tête baissée dans toutes les folles aventures de ses jeunes années et surtout dans tous les coups tordus de notre siècle. Il sera ainsi au fil de son histoire et de l’Histoire, tricheur, blouson doré, fan du Golf Drouot, Don Juan cynique et aussi porteur de valises pour le FLN, étudiant contestataire, soixante-huitard, maoïste en usine, gauchiste de choc, terroriste international à Beyrouth avec les Palestiniens et à Rome avec les Brigades Rouges. Bien des vertiges, bien des mirages et une descente aux enfers avec l’infamie paternelle ancrée dans la mémoire, avec les excès, les intolérances, gravés dans la peau. Au bout de cette vie, trahie par la si profonde fêlure initiale puis encore et toujours saccagée par d’autres déchirures venues s’ajouter, seule la mort pouvait être une rédemption…

Pour nous conter cet itinéraire maudit, Bernard-Henri Lévy a usé d’un vieux stratagème déjà utilisé par Faulkner, Dos Passos et quelques autres : il a fait parler les autres, les proches du héros. Benjamin nous est donc montré à travers le journal intime de sa mère Mathilde, l’interview de son beau-père Jean, la correspondance de sa maîtresse Marie avec sa sœur jumelle, la déposition de son avocat – homme d’affaire, confident, ami – Alain Paradis… avant, enfin, la confession de Benjamin lui-même. Cinq modes de narration qui, pour certains, donnent au roman un aspect de collage artificiel ou encore une forme d’exercice inutile de virtuosité technique mais qui, à nos yeux, permettent à Bernard-Henri Lévy de réussir une double performance inattendue. D’abord celle d’un romancier habile feuilletoniste qui tient son lecteur en haleine grâce à tout un jeu de rebondissements et de coups de théâtre rendus possible par les divers et multiples propos, analyses et jugements des personnages qui s’entrecoupent, s’additionnent, s’annulent ou s’opposent. Ensuite, celle d’un romancier fin psychologue qui démontre que, sous les masques dont il s’affuble et face les regards différents fixés sur lui, l’être est multiple et la vérité quasiment impossible à cerner.

Alors même si, par endroits, le philosophe a pris un peu trop le dessus pour expliquer dans quelles impasses idéologiques nous pouvons nous fourvoyer ou pour régler ses comptes avec cette « France de Pétain » qui existe toujours et si cela tue pour quelques instants l’émotion, Le Diable en tête n’est pas un somptueux accident dans l’itinéraire et l’œuvre de Bernard-Henri Lévy. Au contraire, c’est une nécessité, un complément de La Barbarie à visage humain ou de L’Idéologie française ; L’homme a changé de voix et de plume pour nous livrer la créature qui habitait depuis longtemps son imagination. Cet archange du mal. Ce Benjamin qui est simplement celui qui succombe aux tentations de notre siècle.


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