À l’origine des films de Bernard-Henri Lévy ? Un sursaut. Un instinct. Le sursaut d’une révolte, l’instinct d’un refus fondateur. Refus de suivre le sens que l’Histoire aimerait imposer au réel. Refus de se soumettre à la loi des circonstances et des fatalités. Refus de se plier à l’ordre des choses. Refus de croire qu’il suffit de « tâter l’eau » de la politique ou d’y « plonger timidement un doigt » (Sartre à propos de Camus) pour mieux s’en exempter. Refus d’accepter que la tâche d’un écrivain se cantonne à l’observation, au témoignage, à l’analyse critique ou à la transcription passive – bref, au travail du pur esprit, des yeux inactifs et de la main impuissante. D’où un réflexe qui, comme tous les réflexes, s’exprime faute de s’expliquer : un mouvement qui pousse Bernard-Henri Lévy à vouloir, infatigablement, être un homme debout. Un homme qui avance à vent contraire, quitte à défier des forces intransigeantes. D’où, par conséquent, le besoin de filmer. 

Les cinq films engagés de Bernard-Henri Lévy, disponibles sur la plateforme My Canal jusqu’au mois de juillet, découlent tous de ce réflexe initial. Dès Bosna !, il s’agit de troquer la caméra contre le fusil. A l’époque, désireux de s’engager aux côtés de Sarajevo et de ses habitants, Bernard-Henri Lévy s’était fixé une seule règle : prendre certes parti, mais sans jamais tenir une arme. Non que Bosna ! soit un reportage objectif ou un documentaire reposant sur une présomption de neutralité. Non que ce film soit l’œuvre d’un témoin curieux ou d’un observateur impartial. A la vérité, la caméra y répond à une éthique de l’arme : elle fonctionne elle-même comme un fusil dont les balles sont autant d’images qui détonnent, mettent leur objet en accusation et transpercent le regard du spectateur pour s’attaquer à lui, pour troubler son statut de simple « spectateur » (assis sur son fauteuil devant un écran) et le rappeler à sa responsabilité. On se souvient en effet de Sartre citant Brice Parain : les mots fusent comme des « pistolets chargés ». Dans Peshmerga ou Le Serment de Tobrouk, c’est la captation d’images qui, lentement, se transforme en agencement de mots.

Car les films de Bernard-Henri Lévy interpellent à la fois pour ce qu’ils dévoilent et pour ce qu’ils ne montrent pas. Pour leur transparence et leur opacité. Dans Bosna !, par exemple, deux intrigues s’emboîtent. D’un côté, le sort des habitants de Sarajevo, le destin d’un « peuple en trop » livré à sa solitude, les visages pétrifiés par la mort redoutée ou subie. De l’autre, l’inaction de l’Europe qui, engoncée dans sa « pensée Norpois », tergiverse, réfléchit, analyse, hésite, papote, pipeaute et continue de faire la sieste. L’urbicide contre les chancelleries. Dans Peshmerga et La Bataille de Mossoul, même spectacle paradoxal d’un Kurdistan transcendant la mort pour terrasser un monstre politique – avant de finir, lui aussi, abandonné à sa condition, menacé de partout. Et cette mise en perspective atteint son paroxysme dans Une autre idée du monde où les séquences jouent habilement de l’opposition entre des fronts de guerre ou de massacre (Somalie, Nigéria, Syrie…) et des visions d’un Occident pétrifié, endormi dans son formol, rendu fantomatique par la crainte d’une pandémie, et sombrant, une fois de plus, dans le mirage de la « fin de l’Histoire ». 

Les cinq films réunis par My Canal ont beau se dérouler dans des pays différents. Ils ont beau être séparés par leur contexte chronologique. Ils ont beau traiter de guerres multiples, où s’agitent des menaces politiques distinctes. Il n’en demeure pas moins qu’ils forment, tous ensemble, une unité organique. Qu’ils se succèdent comme les « vertèbres » d’une même quête « tortueuse » (Baudelaire, dans sa préface aux Poèmes en prose). Qu’ils mènent, chacun à sa manière, la même entreprise : aider la chouette de Minerve à prendre son envol avant la tombée de la nuit et la protéger durant son voyage à travers la nuit, à travers toutes les nuits qu’engendre la modernité. En un sens, malgré la diversité des lieux (de la Bosnie à l’Afghanistan en passant par Mogadiscio), ces films se situent sur le même territoire : ils se déroulent tous aux portes de nos illusions. Ils dépeignent, chacun, les événements qui adviennent dans les lisières de la « fin de l’Histoire ». Telle est leur obsession commune. Montrer qu’au moment où l’Occident s’enorgueillit d’avoir quitté les idéologies, de s’être préservé de la violence et des guerres, qu’au moment où cette chimère nihiliste se répand dans notre civilisation, la barbarie ne fait que se déplacer, autrement et ailleurs. Pour cette raison, les guerres dont témoigne Bernard-Henri Lévy ne relèvent pas de la politique étrangère : qu’il s’agisse de la dislocation de la Yougoslavie, de l’État Islamique ou des Printemps arabes, chacune d’entre elles implique un aspect de notre destinée. Si bien que les rues disloquées de Misrata, les bâtisses éventrées de Sarajevo, les tentes de Lesbos et les ruines de Mossoul surgissent à l’écran comme un anti-miroir de nos villes pacifiées. 

Nécessité, donc, de se poser une question. Si ces films ne sont pas des documentaires objectifs, s’ils ne sont pas des chroniques journalistiques, s’ils ne sont pas des supports pédagogiques (on n’y trouvera pas de cours d’histoire ou de géographie), s’ils ne sont pas non plus des récits de voyage à la Paul Morand ou à la Sylvain Tesson, à quelle part de nous s’adressent-ils ? La lectio facilior vient aisément à l’esprit : ce sont des œuvres engagées, vouées à défendre un peuple, une cause, un idéal. Certes. Mais, en ce cas, pourquoi Bernard-Henri Lévy ne s’est-il pas contenté d’écrire des livres, des articles et des tribunes ? Pourquoi cette obstination à montrer des visages ? Pourquoi cette volonté de révéler parfois des scènes insoutenables ? Pourquoi, dans Bosna !, cette séquence où un chauffeur de camion, harcelé par un sniper, rampe pour se mettre à couvert ? Pourquoi, dans Peshmerga, cette image d’un soldat kurde agonisant au terme d’une bataille ? Pourquoi l’apparition de cette Chrétienne nigériane montrant comment son bras fut découpé par des bourreaux ? Pourquoi le visage de ces combattantes kurdes chantant devant un feu de bois entre deux affrontements ? 

La réponse est justement dans la question. Elle s’inscrit à même le visage de ces hommes et de ces femmes qui, confrontées à des monstres politiques, portant le deuil de leurs proches massacrés, ont décidé de se tenir debout et de défier l’Histoire. C’est en eux que réside l’unité profonde des films réalisés par Bernard-Henri Lévy. Car qu’expriment-ils, ces visages ? La transsubstantiation du tragique en épique. Non que ces films cultivent expressément une esthétique de la guerre. Mais ils dépeignent l’indicible opération par laquelle des êtres menacés deviennent des corps glorieux. Ils montrent comment, dans les points où le monde vacille, des consciences, des visages, des hommes s’emparent de cette fragilité et la transcendent à force de se transcender eux-mêmes. Est-ce ici, est-ce dans ce sursaut, que l’Histoire s’enraye ? Une seule certitude : le temps remerciera les gardiens de l’épique. 


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