JÉRÔME GARCIN : Faire un roman quand on est philosophe, n’est-ce pas affirmer qu’on a échoué sur le front de la « théorie » ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Pas du tout, au contraire ! Vous savez, je me fais, du roman, une idée très haute en vertu de laquelle il y a nécessairement de la pensée dans la fiction. C’est la tradition qui, de Musil à Kundera, intègre – je dis bien : intègre – la philosophie dans le roman. Mon Baudelaire n’est certes pas un roman « philosophique » avec tout ce que cette idée aurait d’assommant, de réducteur ! En revanche, c’est un roman où il y a « de » la philosophie et qui, de ce point de vue, continue et relaie mes livres précédents. J’avais écrit sur la morale, sur la religion, sur la métaphysique, je n’avais pas encore abordé l’esthétique. C’est fait. Romanesquement.

Est-ce à dire que, dans vos romans, les idées priment sur l’action ?

Non, bien sûr ! C’est le romanesque, et seulement le romanesque, qui gouverne le livre, sans quoi j’aurais écrit un essai ! Simplement, cela s’est ainsi fait que ce jeu ne pouvait pas être, pour moi, un jeu purement gratuit et qu’il avait, comme dit l’autre, une ambition « de connaissance ». Au fond, je suis peut-être l’un des derniers à rester hanté par le modèle, aujourd’hui périmé et sans doute condamné, de l’intellectuel total, fonctionnant, sans contradiction, sur les deux registres à la fois. Disons la chose autrement, je suis fidèle à une conception « encyclopédique » du roman qui, parce qu’elle absorbe les idées, la pensée, la médiation, etc., se tient à distance exactement égale du roman gratuit et du roman engagé. Proust ou Hermann Broch contre Sartre d’un côté, le récit égotiste de l’autre…

Quand vous publiez un essai, on vous reconnaît à cet art très particulier de monter au créneau pour soutenir férocement vos thèses. Mais comment êtes-vous après la sortie d’un roman ?

Très différent. J’ai souvent une réaction de rejet, de distance extrême, de timidité. Je ne sais pas si je dois le dire : mais, après la parution du Diable en tête, par exemple, j’ai inconsciemment tout fait pour qu’échouent les différents projets d’adaptation cinématographique du roman. Je n’en suis pas encore là avec des Derniers jours, mais je n’ai pas la désinvolture, peut-être enviable, qui permet de fabriquer un personnage imaginaire et de se trouver ensuite très bien dans sa compagnie. C’est une drôle d’histoire, ces rapports d’un romancier avec son héros. Rappelez-vous Flaubert à l’instant où il achève Madame Bovary. C’est lui qui a « un goût d’arsenic » dans la bouche ; et Emma « de l’encre mêlée à sa salive »…

Tout au long du roman vous jonglez savamment avec le vrai et le faux. Avez-vous cependant fait relire le manuscrit par, disons, un baudelairien patenté ?

Oui, Claude Pichois, l’éditeur de Baudelaire dans la Pléiade, a été l’un de mes tous premiers lecteurs. Je ne crois pas trahir un secret en disant que mes hypothèses, aussi osées soient-elles, lui ont paru parfaitement baudelairiennes…

Parce qu’il est signé Bernard-Henri Lévy, votre Baudelaire va susciter bien des polémiques. Êtes-vous prêt à les affronter ?

Vous savez, un essai comme L’Idéologie française, c’est une vraie bataille, et je m’y prépare. Mais un roman laisse son auteur démuni, presque désarmé. Et puis j’ai reçu dans ma vie d’écrivain de tels tombereaux de merde que j’ai l’odorat de moins en moins sensible…


Autres contenus sur ces thèmes