Le 9 février 2014, lors de la révolution de Maïdan, sur la place de Kiev, Bernard-Henri Lévy s’était adressé à la foule pour exalter l’Europe et condamner Vladimir Poutine. Aujourd’hui, un an après l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, BHL persiste et signe. Le conflit russo-ukrainien est une guerre entre les démocraties occidentales et les nouveaux empires dont la Russie est l’avant-garde, analyse-t-il. Si Poutine n’est pas vaincu militairement, c’est selon lui toute l’Europe qui sera demain menacée.

Alexandre Devecchio (Le Figaro) : C’est votre deuxième film sur l’Ukraine. Pourquoi ce combat ?

Bernard-Henri Lévy : Parce que j’ai senti, dès 2014, sur la place Maïdan, qu’un événement majeur se jouait là. Un tournant dans l’histoire de l’Europe. Peut-être de l’Occident. La première confrontation réelle entre nous, les démocrates, et les nouveaux empires dont la Russie est l’avant-garde.

AD : Et pourquoi avoir choisi le cinéma pour en parler ?

BHL : Parce que je voulais montrer la guerre. La vraie. Avec ses visages, ses corps, ses gens. Être dans les tranchées avec les soldats ; avec les civils et leurs pauvres vies détruites.

AD : Vous êtes monté sur scène pour défendre l’Europe, vous vous mettez en scène dans vos films… Pourquoi avez-vous choisi d’incarner vos combats physiquement ? Avez-vous un côté acteur ?

BHL : Pourquoi « acteur » ? Il se trouve que je suis là. Physiquement là. D’abord, par principe : je n’aime pas l’idée d’envoyer un cameraman filmer une scène dangereuse sans être à ses côtés. Et puis par doctrine : on pense avec son corps autant qu’avec l’intelligence – et aller aux choses mêmes, comme disait Edmund Husserl, l’un des maîtres de ma jeunesse, est l’une des clés du travail de vérité. À partir de là, tout est joué. Je ne vais pas m’effacer de l’image !

AD : Vous dites « vérité ». Mais vous ne prétendez pas non plus à l’objectivité…

BHL : Exact. Je cherche la vérité. Mais je sais que je ne la trouverai pas. Et la moindre des choses, alors, est de le faire clairement savoir. En d’autres termes, dire « je » dans un film, assumer sa subjectivité, ce n’est pas faire preuve de narcissisme mais, au contraire, d’humilité et d’honnêteté. C’est dire : « J’ai passé là x mois ; voilà ce que j’ai vu ; voilà ce que j’ai entendu ; je ne prétends pas détenir la science infuse ; mais je rapporte fidèlement les situations auxquelles j’ai été mêlé. » Quant au fait d’apparaître dans le film, un dernier mot. Il y a, pour parler comme Guy Debord, deux types de situations dans une histoire de cette sorte. Celles dont je suis témoin et que j’enregistre et celles que ma présence a, en bon situationniste, contribué à créer et où il serait absurde, voire impossible, de ne pas me montrer.

AD : Par exemple ?

BHL : Ma première rencontre avec Zelensky, avant son élection. Tout le monde le prend pour Coluche. Je le vois comme un possible Reagan. Et je ne me doute pas qu’il sera, un jour, Churchill. Il y a beaucoup de scènes de ce genre dans le film.

AD : Comment vous y êtes-vous pris, concrètement, pour vous retrouver sur les terrains d’opérations, pour rencontrer les dirigeants, pour tourner ce film en pleine guerre ?

BHL : Le temps, d’abord. J’ai passé beaucoup de temps, partout, dans tout le pays, et pas seulement à Kiev. Mais j’ai eu surtout cet immense privilège que fut la confiance des Ukrainiens. De Zelensky aux commandants de terrain, ils ont tout de suite compris, je crois, que j’étais là pour témoigner de la justesse de leur cause, que je faisais un film de combat et que je ferais un meilleur travail s’ils me laissaient les accompagner sur leurs lignes de front…

AD : Est-ce que les images d’un documentaire sont fidèles à la réalité de la guerre ? Les Russes ne pourraient-ils pas avoir les mêmes images dans leur camp ?

BHL : Ah ! Ça, je ne crois pas ! Comment voulez-vous faire les mêmes images quand vous avez, d’un côté, des miliciens Wagner qui sont des violeurs, des pédophiles, des tueurs, qu’on a sortis de prison pour aller se battre à la place des soldats, et, de l’autre, une armée citoyenne, faite de militaires de métier et de volontaires, d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, tous animés par un idéal ? Hérodote l’a dit de manière définitive dans sa relation des guerres médiques. Il y a un monde entre les Perses qui se battent pour leur solde et les hoplites grecs qui défendent leur cité.

AD : Nous parlons aujourd’hui de l’Ukraine, qui est aux portes de l’Europe, mais vous semblez, de manière plus générale, cultiver un goût pour les conflits extérieurs. Pourquoi cette attirance pour les guerres lointaines ?

BHL : C’est vrai. Les guerres que j’ai couvertes jusqu’à présent étaient toujours des guerres oubliées. Et je leur consacrais des films parce que je trouvais cet oubli injuste. Mais là, non. Elle n’est pas oubliée, cette guerre. Ni lointaine. Elle est mondialisée. Elle nous touche tous, et de très près. En France, par exemple, son issue aura une influence précise, concrète, sur bien des domaines : notre approvisionnement en énergie (allons-nous continuer de dépendre d’un État russe maître-chanteur ?) ; notre sécurité alimentaire (le prix du pain que nous mangeons ne se décide-t-il pas, pour partie, au départ d’Odessa ?) ; et même nos futurs dirigeants (il y a un « parti Poutine », en France, qui va de Mélenchon à Le Pen en passant, hélas, par les prorusses des partis modérés – avons-nous envie de les voir pavoiser parce que leur champion aurait gagné son bras de fer avec l’Europe et l’Amérique ?).

AD : Il est intéressant que vous parliez de « guerre mondialisée », car cela se rapproche du discours de Vladimir Poutine, qui accuse le monde occidental de se liguer tout entier contre lui…

BHL : Bien sûr ! Sauf que c’est Poutine qui a lancé les hostilités. Théorème élémentaire, de Platon à Carl Schmitt en passant par Machiavel, dans toutes les philosophies de la guerre : vous n’êtes pas ennemi de quelqu’un parce que vous l’avez décidé, mais parce qu’il vous a désigné. Relisez ce qu’a dit Poutine au Club Valdaï en 2014. Puis, encore, cette année. Réécoutez Andreï Kartapolov, aujourd’hui numéro deux de l’état-major russe, dans ce discours de décembre dernier où il menaçait tout pays occidental qui se mettrait en travers de ses desseins d’une attaque nucléaire préventive du type de celles que prépare Israël contre l’Iran…

AD : L’Occident est-il un tout ? Il y a, bien sûr, une culture et des valeurs communes, mais aussi de nombreux intérêts divergents…

BHL : D’accord. Mais il a des ennemis communs. Ni Poutine, ni Erdogan, ni les terroristes de Daech, ni les ayatollahs iraniens, ni même les dirigeants chinois ne s’embarrassent de nuances. Ils nous haïssent en bloc.

AD : S’agit-il alors d’une guerre de civilisation ou plus modestement d’une guerre contre le régime de Vladimir Poutine ?

BHL : L’Occident n’est en guerre contre personne. C’est à la fois sa grandeur et sa faiblesse. Et c’est tout le problème de cette « paix perpétuelle » dont il nourrit le rêve depuis la Rome antique jusqu’à la nouvelle Rome américaine en passant par l’Europe des Lumières. Après, vous avez des gens qui, eux, je vous le répète, sont en guerre contre nous et le disent. Face à ça, on fait quoi ? On relève le gant. On se défend. Et, tant que le peuple russe se tiendra derrière Poutine, c’est terrible à dire mais c’est ainsi, il sera difficile de faire le distinguo et de dire : « La Russie ça va ; le problème, c’est son chef… »

AD : Certes, Poutine est bien l’agresseur, mais n’avons-nous pas commis des erreurs, depuis les années 1990, qui ont pu contribuer à l’explosion de ce conflit ?

BHL : Non, justement. C’est le contraire. L’Occident n’a cessé, depuis trente ans, de faire à la Russie toutes les offres de partenariat possibles et imaginables avec l’Union européenne, avec le Conseil de l’Europe, avec l’Otan. L’Europe, de manière incroyablement naïve, s’en est remise à Moscou pour son approvisionnement en gaz et en pétrole. Personne, absolument personne, n’a tenté d’humilier Poutine. Et c’est lui et lui seul qui, sans motif, en réplique à rien, a décidé, un beau matin, de briser les règles qui tenaient, vaille que vaille, l’ordre international et de lancer cette guerre folle.

AD : Vous êtes habitué à vous faire le porte-étendard du drapeau européen, mais ce qui étonne, dans ce film, c’est l’importance de la dimension nationale. On vous voit avec des nationalistes ukrainiens, pour lesquels vous avouez que vous auriez sans doute, jadis, eu peu de sympathie. Doit-on y voir une sorte de tournant ?

BHL : Non. Je sais faire la différence, simplement, entre une nation arrogante, ivre d’elle-même, éventuellement impériale, bref, nationaliste (en la circonstance, la Russie), et une nation victime, niée dans son être, annihilée (en l’occurence, l’Ukraine). J’ajoute une considération d’ordre pratique. Supposons qu’on ne défende pas la nation ukrainienne. Imaginons que le monde encore libre soit resté les bras croisés face à Poutine décrétant que les Ukrainiens sont des sous-hommes et qu’il peut, sans problème, envahir et annexer leur nation. Imaginez que l’on ait mis ne serait-ce qu’un doigt dans la logique qui consiste à dire : « Là où on parle russe est la Russie. » Aucune partie du monde ne serait à l’abri. La planète redeviendrait une jungle hobbesienne où chaque État serait un loup pour l’autre État. Au nom de ce principe qui était déjà, soit dit en passant, celui de Hitler accaparant les Sudètes et l’Autriche, vous n’auriez plus de Belgique. Ni de Suisse. Ni d’Espagne. Ni, de nouveau, d’Autriche ou de Hongrie. Et j’en passe.

AD : Il y a eu une polémique avec le bataillon ukrainien Azov, du fait de son antisémitisme supposé. Le combat pour l’Ukraine et pour l’Europe justifie-t-il de passer sous silence ce genre de dérives ?

BHL : Non, bien sûr. Jamais, en aucune circonstance, je ne passe sous silence l’antisémitisme. Mais il se trouve, encore une fois, que je connais le sujet. J’ai vu, interviewé, filmé ces hommes du bataillon Azov. Et j’affirme, dans le film, ceci. Il y a eu un moment, au début, où, comme souvent dans les armées naissantes, il y avait de tout dans le bataillon Azov – y compris des antisémites. Mais les conditions de recrutement y sont devenues si drastiques qu’il est devenu presque impossible à un antisémite, aujourd’hui, de passer à travers les filtres. C’est comme ça. La réalité, aujourd’hui, c’est que les grands rabbins d’Ukraine sont derrière Zelensky ; alors que le Grand Rabbin de Moscou invite les Juifs de Russie à quitter le pays sans délai.

AD : Il y a un moment dans votre film où vous brandissez le drapeau français en criant « Vive la France ». Cela peut étonner au début, venant de votre part. Ne jugiez-vous pas, auparavant, ces symboles un peu « cocardiers » ?

BHL : Même réponse. Il y a la France rance et la France grande. Les héritiers de Vichy et ceux du général de Gaulle. Le moment du film que vous évoquez, c’est une unité combattante que nous avons déjà filmée, avec Marc Roussel, plusieurs mois plus tôt. Nous y revenons. Et elle nous a réservé une surprise : un drapeau aux couleurs de l’Ukraine, mais frappé d’une croix de Lorraine ; et des commandants qui ont décidé de rebaptiser leur unité « bataillon Charles de Gaulle »… Dans un moment comme celui-là, c’est vrai, je suis fier d’être français.

AD : Jusqu’où faut-il s’engager dans cette guerre ? Est-ce une opportunité pour faire tomber le régime de Vladimir Poutine, ou faut-il faire cesser les armes le plus vite possible ?

BHL : Il faut que les armes se taisent. Mais durablement. Et, pour cela, je suis comme tous les Ukrainiens, sans exception, avec qui j’ai passé du temps. Je n’ai pas confiance en Poutine. Je ne crois pas à un accord avec Poutine.

AD : N’y a-t-il pas un risque d’escalade, alors, et de troisième guerre mondiale ? Ne doit-on pas laisser une place à la négociation ?

BHL : Il y a un seul vrai risque de troisième guerre mondiale : si c’est Poutine qui gagne. Car vous aurez d’autres Poutine qui, dans le monde entier, diront : « L’agression paie ; l’Occident plie ; on peut donc y aller. » Et, alors, oui, vous verrez la Chine mettre à exécution son projet d’envahir Taïwan ; la Turquie néo-ottomane commencer d’occuper ce qu’elle prétend être son espace naturel ; les Frères musulmans ou les talibans reprendre leurs menées hostiles ; et les Iraniens se dire que le monde a changé, qu’il est vraiment devenu multipolaire et que rien ni personne ne peut les empêcher de se doter d’armes nucléaires. C’est pour tout ça, aussi, qu’il faut que les Ukrainiens l’emportent. La victoire de l’Ukraine, c’est la seule façon d’empêcher la guerre mondiale.

AD : Mais pour combien de morts ?

BHL : C’est la question que se posaient Churchill, Roosevelt, de Gaulle, nos pères, grands-pères. C’est la question tragique par excellence. Mais je vous la retourne : combien de morts si nous laissons les crimes de Poutine impunis et que nous lui permettons de faire école ? Ça semble bizarre, mais c’est ainsi. Comme hier à Dantzig, le sort du monde futur se joue, aujourd’hui, dans le Donbass.

AD : Vous avez défendu un certain nombre d’interventions armées face à des dictateurs. Et on a vu, par exemple en Libye, que ce genre d’intervention pouvait aggraver le chaos. Défendez-vous toujours une politique interventionniste ?

BHL : Je défends l’idée qu’il faut défendre l’Ukraine. Et que, pour la défendre, il faut lui livrer les armes dont elle a besoin. Point barre. Si nous ne le faisons par vertu, faisons-le au moins par intérêt. Clausewitz distingue deux types de guerre : les guerres interétatiques et les guerres qu’il appelle absolues ou idéologiques. Poutine, dès lors qu’il s’inscrit dans la seconde logique, menace l’Europe autant que l’Ukraine. La place de nos armes, à partir de là, est moins dans nos arsenaux que sur les bords du Dniepr.

AD : Si on envisage un changement de régime, beaucoup d’experts estiment que la situation pourrait être encore plus dramatique après Poutine, et qu’il y a un risque de guerre civile. Est-ce vraiment souhaitable ?

BHL : Je ne vous ai pas parlé de changement de régime. Je vous ai dit, primo, qu’il y avait, aujourd’hui, une attaque tous azimuts des vieux nouveaux empires contre les démocraties ; secundo, que cette guerre d’Ukraine est le premier test, par cette internationale néototalitaire, de notre capacité de résistance ; tertio, et en conséquence, qu’il est capital que l’Ukraine passe victorieusement le test et triomphe. Nous le devons aux morts de Boutcha, de Mariupol et d’ailleurs. Mais nous nous le devons, je le répète, à nous-mêmes. Il faut réparer le monde.


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