CHRISTOPHE BARBIER : Ce journal que vous dictez tous les jours, que personne n’a vu et qui sera détruit à votre mort, existe-t-il ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Bien sûr ! Il ne sera détruit que si je disparais subitement.

Auquel cas vous dicterez sans fin et ne publierez jamais…

Si. Le jour où j’aurai le sentiment que l’aventure touche à sa fin, et à condition que Dieu m’offre l’agonie longue et paisible à laquelle j’aspire, alors oui, j’arrêterai tout ; j’irai chez mon notaire chercher tous les tomes (un par an depuis que j’ai 20 ans) de ce journal-fleuve où tout est dit, absolument tout, y compris quelques secrets dont je ne suis pas le seul propriétaire ; et, comme il est dicté à l’emporte-pièce, sur répondeur téléphonique, j’y mettrai un peu de forme et je publierai.

La fin de l’aventure, c’est être sédentaire ?

Si vous voulez, oui. Mais à condition de l’entendre aussi au sens des voyages intérieurs, des déplacements intellectuels ou spirituels, des curiosités. Quand tout cela s’arrête, je suppose, oui, que l’on devient un excavateur de soi-même, concentré sur sa propre vie, y allant en vrille, fouillant, exhumant. Tant que j’aurai des imaginaires à découvrir, je dicterai.

Dans De la guerre en philosophie, vous vous dites sainte-beuvien – la vie d’un homme éclaire son œuvre – mais dans Pièces d’identité, vous affirmez, tel Proust : « Contre Sainte-Beuve, toujours contre. » Quel BHL ment ?

Aucun. Quand je me sens attaqué, cerné par les chacals, je fais tout pour qu’on me lâche et je m’abrite donc derrière le principe anti-sainte-beuvien : “Fichez la paix à l’homme, seule l’œuvre compte.” Mais, au fond, je suis de l’autre bord : une philosophie puise toujours dans le terreau de la vie de son auteur ; c’est une biographie mise en concepts…

Ce qui justifie les biographies de vous !

Ce n’étaient pas des biographies, mais des enquêtes de mauvaise police, des procès abracadabrants. Mais ces biographes à gages – ou à bakchich – étaient, en même temps, si bêtes… Ils n’atteignaient jamais qu’une ombre, un hologramme de moi-même.

Vous évoquez peu Internet, que vous utilisez pourtant dans votre vie publique. Pourquoi ?

Principe n° 1 : la bataille que chacun livre pour sa part de secret est fondamentale. Principe n° 2 : le combat se mène, aussi, dans cette arène nouvelle qu’est Internet. Mais, principe n° 3 : je ne crois pas qu’Internet soit ce monstre décrit, entre autres, par mon ami Alain Finkielkraut. J’aime bien Internet. Le site que consacre à mon travail, depuis dix ans, ce professeur de Hofstra University, Liliane Lazar, est une bibliothèque virtuelle. L’exact contraire de la poubelle, ou de la machine à décerveler, qu’on nous décrit.

Dominique de Villepin vous définit comme « un Christ sans plaies » et, juste après, vous saignez. Direz-vous un jour la vérité de cet épisode obscur ?

Telle est, à peu près, la vérité. Absurde. Presque incroyable. Mais vraie.

Si c’est la vérité, vous devez en avoir été « mystifié »…

Non. Juste la confirmation de ce que je sais depuis toujours : avant la chair, les cellules, l’ADN, etc., ce qui constitue un homme, son tissu, ses « briques », ce sont les signifiants, les mots…

Des mots ? Pour quoi faire ?

Vous connaissez la thèse des rabbins lituaniens de la fin du XIXe siècle ? Il faut envoyer des mots vers le ciel pour que le ciel ne nous tombe pas sur la tête. Les mots, autrement dit, sont les poutres du monde. De même pour le sujet : ce sont ses poutres, ses piliers, sa colonne vertébrale.

Pièces d’identité traite beaucoup des États-Unis. Quel désastre depuis un an, malgré Obama !

N’exagérons rien. La puissance de l’Amérique reposait sur trois bases. Le fait que les cadres du monde entier envoyaient leurs enfants se former dans ses écoles. Le fait que leurs usines utilisaient des brevets made in USA. Et le fait, enfin, que leurs capitaux ne connaissaient pas d’allocations plus sûres ni plus rentables que les produits financiers des banques américaines. Alors, ce troisième pilier, oui, s’est effondré. C’est grave. Mais ce n’est pas encore un désastre.

Vous disiez aussi avant son élection qu’Obama aurait à « neutraliser » la Russie : il a pactisé avec Poutine !

C’est toute l’énigme d’Obama, qui pourrait bien ne « pactiser » que pour venir au plus près de l’ennemi et mieux le neutraliser.

Idem vis-à-vis de l’Iran ?

Je reviens de Tel-Aviv, où j’ai accompagné deux amis iraniens, acteurs de la révolution verte, qui souhaitaient faire part de leurs réflexions aux plus hauts dirigeants d’Israël. Chez les uns comme les autres, j’ai entendu ce son de cloche : un Obama décevant, une main « trop » tendue à Ahmadinejad, etc. Bon. Peut-être. Mais qui sait si Obama n’est pas, juste, le meilleur judoka ? Ou un joueur d’échecs sans pareil ? Qui sait s’il n’est pas beaucoup, beaucoup plus malin que les représentants du Malin, Ahmadinejad et les autres ? Wait and see.

Où en est-on du « fascislamisme » ? Où est le front ?

Au cœur du monde musulman. C’est ma thèse dans ces livres : la contradiction principale de notre temps, la vraie guerre de civilisation, ce n’est pas le conflit entre l’Occident et l’islam, mais entre l’islam et l’islam – c’est, au sein de l’islam, la lutte à mort entre l’islam démocratique et l’islam intégriste. Et j’ajoute surtout : primo, que cette lutte n’est pas affaire de religion, mais de politique ; secundo, qu’elle nous est, à nous, Européens, relativement familière, puisque c’est une autre version de la vieille lutte entre la démocratie et le fascisme, la queue de cette mauvaise comète. Le péril, autrement dit, est grand. Mais l’Histoire nous a armés pour le penser. Et, donc, pour gagner.

Combattre la burqa : est-ce une bonne tactique ?

Oui. Car, là aussi, c’est une fumisterie de nous présenter cette affaire de burqa comme une question religieuse. C’est une provocation politique et il faut la traiter politiquement.

Faudra-t-il assumer une certaine répression ?

Probable. Et tant pis pour les nouveaux « idiots utiles » qui crient à l’islamophobie ! Respecter nos amis et concitoyens musulmans, c’est agir comme on a pu agir, jadis, avec les intégristes catholiques et les calotins.

Pourtant, on est contre la burqa, pas contre la femme qui est dessous…

Bien sûr. C’est la burqa qui est contre « la femme qui est dessous ». Car ça dit quoi, une burqa ? Qu’une femme n’est pas une femme mais un scandale ambulant, une saleté qu’il faut cacher, un agent corrupteur à neutraliser.

Avec le débat sur l’identité nationale, Nicolas Sarkozy relève-t-il de l’« idéologie française » que vous avez définie ?

Non. Il est juste d’un cynisme ahurissant. Cette affaire d’identité nationale est une honte. Elle tire la France vers le bas. Et ce, par machiavélisme électoral. Mais ce n’est pas, pour autant, du « pétainisme transcendantal ». Alain Badiou m’a emprunté un bon concept. Mais il en fait un usage de sagouin.

Peut-être Sarkozy veut-il crever les abcès des cinquante dernières années, pour passer à la modernité ?

Si c’est ça, c’est irresponsable. Les sociétés ne sont pas des corps malades où on crèverait des abcès pour en faire sortir le pus. C’est bien plus abstrait que ça, une société. Fragile. Avec tout un entre-deux de choses tues et de gestes retenus…

Vous voulez dissoudre le PS, Martine Aubry tente de le recoudre. N’a-t-elle pas raison ?

On peut toujours recoudre un cadavre. Mais ça s’appelle alors une momie. Et les électeurs, quand ils entendent les dirigeants du PS bramer « Il faut sauver le parti ! Il faut sauver le parti ! », ont l’oreille assez fine pour entendre le vrai message : « Il faut sauver nos postes, il faut préserver nos carrières. »

Rêvez-vous toujours d’une alliance entre réformisme socialiste et centrisme ?

C’est la seule solution. Une néo-Union de la gauche entre les fossiles d’un Parti communiste qui n’ose plus dire son nom, une nouvelle gauche radicale qui a des accents d’extrême droite et la momie socialiste, est un passeport pour l’échec.

Ségolène, c’est fini ?

Pas forcément. Débarrassée de cette aile ultradroitière et, pour le coup, néopétainiste qu’est la « droiche » chevènementiste, elle peut redevenir une excellente candidate. Le meilleur, cela dit, reste évidemment Strauss-Kahn.

Demandez-lui solennellement de s’engager !

« Dominique ! Pour la gauche, pour la France… » [Rires]. Je crains qu’il ne soit de ceux qui ont compris que les intellectuels n’ont pas une si grande importance…

De la guerre en philosophie : pourquoi ce bellicisme de la pensée ?

Parce qu’il y a une bataille pour la vérité. Parce que le mensonge, comme le diable selon Baudelaire, a maints tours dans son sac, à commencer par celui de faire croire qu’il n’existe pas et qu’il est un autre visage du vrai. D’où méfiance. Ruses. Corps à corps sans merci. Guerre de papier, mais guerre quand même.

L’affirmation solitaire, sans dialogue, c’est coexister avec le mensonge, pas le détruire.

Exact. C’est que vous avez une frange – incertaine, indécise – de la société qui est accessible à la vérité, donc au débat. Mais, en général, les opinions sont plantées si profondément dans des passions fondamentales des humains qu’elles sont indéracinables : « Je préfère mourir que de te donner raison », dit le fanatique, car son fanatisme fait littéralement corps avec son corps. Alors il faut le contenir, le tenir en respect, pas le convaincre ni, encore moins, le liquider. C’est Victor Cousin qui disait : « Mettons Platon et Aristote dans une même pièce, ils vont discuter et arriver à la vérité, qui est entre les deux. » Eh bien il se trompait. Il n’y a pas de démocratie dans l’ordre de la philosophie.

Pourquoi nombre de vos collègues recommandent-ils de prendre un peu de telle sagesse, un peu de tel philosophe, pour s’aider à vivre ?

Parce qu’ils se prennent pour des prêtres. Et, pis encore, pour des prêtres œcuméniques. L’horreur…

Qu’est-ce, pour vous, qu’un penseur contemporain ?

Quelqu’un qui m’aide à mieux poser les questions du jour. A certains moments, Platon. A d’autres, Descartes ou Hegel.

Où en êtes-vous avec l’humanisme ?

L’humanisme de la grande tradition philosophique française n’a jamais rien empêché de ce qui portait atteinte à l’homme, à son intégrité. Face aux machines lourdes de la barbarie, c’était une ligne Maginot métaphysique, aussi pitoyable que l’autre. Or le pire est toujours possible. Et, s’il doit revenir, je préfère un humanisme instruit, cet humanisme antihumaniste que Ferry et Renaut [La Pensée 68, Gallimard, 1985] ont si bizarrement caricaturé et qui, avec Lacan, Foucault ou Althusser, nous dit que la conscience des hommes n’éclaire qu’une minuscule part de ce qui les constitue.

Rwanda, Darfour, Birmanie… Votre humanisme instruit accumule les défaites…

Une victoire tout de même – et ce n’est pas rien – contre le soviétisme. Car c’est la dissidence qui en a eu raison. Et n’oubliez pas qu’elle fonctionnait en dialectique, en couplage, avec cette pensée antihumaniste.

Au Rwanda, l’humanisme traditionnel a tenté quelque chose avec l’opération Turquoise. En Bosnie aussi…

En Bosnie, je vois surtout le « munichisme » de Mitterrand, de Balladur, de Juppé. Et Turquoise fut le degré zéro de la pensée et de l’action – avec, en prime, un échange subreptice des rôles des bourreaux et des victimes dans une espèce de nuit où toutes les vaches étaient grises.

Proclamerez-vous un jour que la France est sortie de l’« idéologie française » ?

Oui : le jour où l’Europe se sera dotée d’institutions dignes de ce nom, où elle cessera d’être dirigée par cette bande d’ectoplasmes qui ne font pas d’ombre aux dirigeants des vieux Etats-nations, où on aura compris que cette Europe n’est pas juste une grosse nation, une nation au carré…

Vous dites de Bernard Kouchner qu’il a eu tort de ne pas avoir assez confiance en sa biographie. Avez-vous confiance en la vôtre ?

Oui, je crois. J’ai fait deux ou trois choses dont je suis fier, que d’autres n’auraient peut-être pas faites à ma place et que j’essaierai de ne jamais brader. Le plus navrant avec mon ami Kouchner, ce n’est pas qu’il soit un ministre au rabais. Mais c’est cet éclairage rétrospectif que l’épisode jette, comme toujours, sur le reste de l’aventure. Mais je sais qu’il n’a pas dit son dernier mot.


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