« L’Homme en question ». Les atrocités du nazisme figurées par les images affreuses des camps de concentration, l’ignominie de l’intervention soviétique à Prague, les horreurs de la guerre du Bangladesh ou de la « libération » du Cambodge, les excès de la répression en France (à Creys-Malville, par exemple), en Italie ou en Allemagne fédérale, qui songerait à les nier ou même – exception faite, dans les premiers cas, de quelques attardés du totalitarisme et, dans les trois derniers, de ministres de l’intérieur en service commandé – à les justifier ?

« Vous enfoncez des portes ouvertes », a dit au chef de file des « nouveaux philosophes », M. Gaston Defferre, président du groupe socialiste de l’Assemblée nationale. Le fait est que Bernard-Henri Lévy, devenu moraliste pour avoir perdu la foi en la politique et en l’histoire, « récupère », plus qu’il n’inspire, les mouvements de contestation nés au cours des dernières années.

L’auteur de La Barbarie à visage humain ressemble, le talent en plus, à ces nobles consciences, à ces chers professeurs, à ces vedettes de l’intelligentsia parisienne, qui signent avec constance pétitions, appels, manifestes en faveur d’opprimés de lointains pays, sans aller au-delà de ces engagements confortables, de ce rôle de « belle âme ». Mai 1968 ? « Vous n’y étiez pas », lui a objecté M. Jean Elleinstein, directeur adjoint du CERM (Centre d’études et de recherches marxistes). La gauche prolétarienne ? « Vous n’en avez pas fait partie. » Le Bangladesh ? Il y est allé comme journaliste, non comme acteur.

Pourtant Bernard-Henri Lévy tranche avec autorité. Sa vocation est, pense-t-il, d’« interpellation ». Il est celui qui remet en mémoire le passé et qui perçoit dans le présent, où qu’ils soient, les germes de résistance. Telle est, selon la tradition, en France, la fonction de l’intellectuel.

Intellectuel de droite ? Bernard-Henri Lévy s’en défend, sous les attaques conjuguées de M. Gaston Defferre et de M. Jean Elleinstein. Il est vrai qu’il a eu l’imprudence de déclarer, dans un des entretiens de Jacques Paugam avec les « nouveaux philosophes » recueillis sous le titre « Génération perdue » : « Mettons qu’il faille dire aujourd’hui capitalisme ou barbarie. » Il est vrai aussi qu’il se réclame d’une « certaine forme de libéralisme », même si, pressé par M. Louis Pauwels, directeur des services culturels du Figaro, il se reconnaît proche du courant « anarchiste » ou « libertaire ». Il est vrai, enfin, que la situation française, la crise économique, la politique giscardienne, sont étrangement absentes de son film.

Il affirme cependant : « Jamais je ne pourrai voter à droite. » Il dit encore : « Si j’ai pris mes distances par rapport à l’union de la gauche et au programme commun, ce n’est pas pour devenir le chantre ou le héros des rois fainéants qui gouvernent à l’Élysée. » Pourquoi ne pas le croire ? Le pessimisme absolu autorise, « au plan de la politique provisoire », comme dit Bernard-Henri Lévy, les positions les plus diverses.

La question est plutôt de savoir s’il est capable de susciter une réflexion nouvelle chez ceux qui le lisent ou l’entendent, s’il peut être cet éveilleur d’esprits, cet initiateur, cet instigateur qui désigne avec lucidité le lieu des luttes à venir. Or Bernard-Henri Lévy – et ce fut le sens des observations de M. Michel de Certeau, historien, professeur à l’université de Paris-VII – se contente de dire, de montrer ce qui est, ce que d’autres ont fait, mais il ne parle pas au nom d’une expérience. « Vous exprimez, vous n’intervenez pas », lui a fait remarquer M. Michel de Certeau. L’image du monde lui sert d’abord à composer une image de lui-même. Bernard-Henri Lévy n’est pas — pas encore ? – porteur d’une aventure qui le dépasse, d’une passion qui lui donne son poids de vérité. À ce jeune homme en qui certains voient un Malraux en herbe, il manque sans doute une guerre d’Espagne.


Autres contenus sur ces thèmes