Dans « Ce grand cadavre à la renverse », son dernier essai, le philosophe revient sur la défaite de la gauche et dresse une sorte de bilan politique. On y trouvera, entre autres, un déjeuner au Raphael avec Ségolène Royal, un hommage à Romain Gary et un éloge de la mélancolie… Analyse avec l’auteur.

ÉRIC NEUHOFF : Vous publiez un livre sur la gauche qui commence par une conversation téléphonique avec Nicolas Sarkozy.

BERNARD-HENRI LÉVY : Ça s’est vraiment passé comme ça. C’est cette conversation qui a été le déclencheur.

EN : Il vous dit « tu », vous le tutoyez, il vous appelle « Mon petit Bernard »…

BHL : C’est vrai que ça m’a toujours un peu agacé. Mais la sympathie pour la personne, elle, est incontestable. Je le connais depuis ses débuts, sa première élection à la mairie de Neuilly, c’est-à-dire 1983. Et on a – malgré le désaccord politique – une relation, je ne dirais pas d’amitié, mais de bonne camaraderie.

EN : Le livre s’adresse à la gauche ou à la droite ?

BHL : C’est un livre d’écrivain, et les écrivains, il me semble, ne s’adressent jamais tellement à quelqu’un en particulier. J’ai juste essayé, dans ce livre, d’y voir un peu plus clair en moi-même, à ce moment de ma vie où je me trouve, et au moment où nombre de mes camarades, comme Glucksmann et d’autres, appelaient à voter Sarkozy.

EN : Vous auriez écrit le même livre si le résultat des élections avait été différent ?

BHL : Si la gauche avait gagné, est-ce que je l’aurais trouvée en meilleure santé ? Bien sûr que non. Cela n’aurait rien changé au diagnostic. Ni, non plus, à la rudesse de la charge. C’est un principe philosophique : la vérité n’a rien à voir avec le succès.

EN : Vous auriez pu écrire un livre comme celui de Yasmina Reza ?

BHL : Non. Pas la patience.

EN : À la fin, vous prônez le retour à une « gauche mélancolique ».

BHL : C’est vrai, oui. Dans la vie, je déteste la mélancolie. Mais en politique, c’est autre chose. À droite comme à gauche, il y a ce grand partage entre les lyriques et les mélancoliques. Prenez la droite : les lyriques, ce sont souvent les fascistes ; les mélancoliques, c’est la bonne droite libérale et conservatrice. Prenez la gauche : la gauche lyrique est atroce, c’est celle du réalisme socialiste, des lendemains qui chantent, des grandes purges, de l’altermondialisme, etc. ; la gauche mélancolique, c’est celle qui croit que tout n’est pas possible, que la société est incurable mais que, néanmoins, il faut la réformer, la rendre un peu moins injuste, plus respirable.

EN : Vous qui avez longtemps été « notre jeune homme », un gamin parmi les experts de Mitterrand, qu’est-ce que ça vous fait d’être maintenant plus âgé que les hommes politiques au pouvoir ?

BHL : C’est drôle que vous disiez ça : c’est un des premiers sentiments que j’ai éprouvés quand Sarkozy a été élu. Pour la première fois, le président de la République était plus jeune que moi. Et là, pour le coup, cela m’a plongé dans une demi-seconde de mélancolie…

EN : Vous n’avez jamais eu la tentation d’entrer en politique ?

BHL : Il y a eu un épisode. J’ai vingt-trois ans. Je rentre du Bangladesh. Je rencontre Mitterrand. Et il me propose de m’envoyer, pour les élections de 1973, dans la circonscription de Coutances. C’est, politiquement, une circonscription pourrie. Mais, littérairement, c’est Gide, le « Gilles » de Drieu la Rochelle, etc. Alors je dis : pourquoi pas ? Je m’installe un peu là-bas. Et je comprends assez vite que le bon argument de campagne n’est pas tellement l’idéologie, mais le calvados. Bon.

Me trouvant doté d’une petite bizarrerie physiologique qui fait que je peux boire d’assez grandes quantités sans que mon ivresse se manifeste, j’organise, dans la maison que j’ai louée, un grand jeu hebdomadaire qui s’appelle Boulevard du Rhum et où je convie les plus solides buveurs de la région. L’idée est de disposer, tout le long d’une table, une vingtaine de petits verres de calva et, chacun partant d’un bout, de voir qui arrivera le premier au milieu. C’est idiot, mais je gagnais toujours. Mon crédit politique s’accroissait. Les sondages montaient. Jusqu’au jour où l’on s’aperçoit avec horreur, quelque temps avant la clôture des inscriptions, que je ne suis pas éligible : primo, parce que je suis trop jeune et, secundo, parce que je ne suis même pas inscrit sur les listes électorales ! Ma carrière politique s’arrête pile là…

EN : C’est curieux : quand on vous lit, on entend votre voix.

BHL : C’est vrai de tous les écrivains, non ? C’est tellement physique, l’écriture ! Un tel mixte d’âme et de corps !

EN : Comment savez-vous que le livre est fini ?

BHL : Quand ça ne bouge plus. Longtemps, le livre tremble. Et puis, au bout d’un moment, miraculeusement, ça ne bouge plus. Il devient presque difficile d’intervenir. Ou, si on intervient, on abîme. Et là, oui, c’est la preuve que c’est fini.

EN : Qu’est-ce que vous n’aimez pas dans vos livres ?

BHL : Dans mes livres anciens, leur lyrisme. Mais on apprend, avec le temps. Il y a un moment où l’écriture devient plus épurée, plus sèche, plus économe.

EN : Pourquoi seulement deux romans en tout ce temps ?

BHL : Peut-être parce qu’il y a du roman dans mes autres livres, dans tous mes autres livres. Et puis il y a l’autre raison, qui s’appelle la politique ou, si vous préférez, le souci du monde. Exemple : j’étais en train d’écrire un roman, il y a quinze ans, quand la guerre de Bosnie a commencé. Pendant quatre ans, je n’ai rien fait d’autre, cette guerre m’a mobilisé, avalé, et j’ai arrêté tout le reste, et j’ai oublié le roman.

EN : Vous pourriez vous fâcher avec quelqu’un pour des raisons politiques ?

BHL : Pour des raisons d’extrémisme, oui. Pour un choix politicien, non, bien sûr.

EN : Plus étonnant : vous jouez un candidat à la présidentielle américaine dans un film avec Sharon Stone.

BHL : J’avais déjà été acteur, il y a longtemps, dans Aurélien, pour la télévision. Je l’avais fait parce qu’il s’agissait d’Aragon et que c’est lui, Aragon, qui me l’avait demandé. À l’époque, Le Figaro littéraire avait titré : « Un philosophe sans caleçon ». Car il y avait – et c’était une sorte de première, je crois, à la télévision française – une scène d’amour assez osée. Et, entre le moment du tournage et la diffusion, deux ans s’étaient écoulés et j’avais publié La Barbarie à visage humain…

EN : Ce côté touche-à-tout, vous le revendiquez ?

BHL : On disait ça de Sartre. Et de Gary. Et de Cocteau. Alors…

EN : Il était aussi académicien. D’ailleurs, on parle de vous pour le Quai de Conti.

BHL : Oui ? Mais ça ne m’intéresse pas. Je respecte les écrivains qui font le choix inverse. J’ai des amis, comme Jean-Marie Rouart, qui ont beaucoup désiré être académiciens – nous en parlions assez avec notre ami commun, l’irremplaçable et magnifique Paul Guilbert ! Moi pas. Je n’ai pas le goût des honneurs. Je n’ai pas de décorations. Sauf une. La Légion d’honneur bosniaque, reçue pour services rendus à la résistance des habitants de Sarajevo.

EN : Qu’est-ce qui vous aide à écrire ?

BHL : Rien. Il y a des moments de miracle, d’exultation, d’euphorie : ça va presque tout seul. Et puis d’autres où c’est très difficile et où rien ne peut vous aider. Jadis, ce qui m’aidait, c’étaient les substances chimiques. Mais ça, j’ai arrêté. Définitivement. C’est le deuxième livre que j’écris sans amphétamines. Et c’est très bien comme ça.

EN : Qu’est-ce que vous regardez en premier chez un homme ?

BHL : Son regard.

EN : Chez une femme ?

BHL : Sa démarche.

EN : La qualité que vous préférez chez un homme ?

BHL : L’intelligence.

EN : Chez une femme ?

BHL : L’intelligence.

EN : Qu’est-ce que vous ne pardonnez pas ?

BHL : La bêtise.

EN : Il y a des choses que vous ne referiez pas ?

BHL : Des livres, des phrases que je n’aurais pas dû écrire, des engagements que je n’aurais pas dû prendre…, honnêtement, et ce n’est pas une forfanterie, je ne vois pas.

EN : Vous vous souvenez du jour où est sortie La Barbarie à visage humain ?

BHL : J’ai même un souvenir très précis. Le livre est paru un mercredi. J’entre à La Hune. Je guette, de loin. Je vois un acheteur s’approcher, qui prend le livre, le repose d’un air un peu dégoûté, se ravise, le reprend, le feuillette, se décide, et s’approche de la caisse pour payer. Moi, pétrifié d’émotion à l’idée de ce premier lecteur, je m’approche et je lui dis : « Je suis l’auteur, etc. » Et lui, alors, a cette réaction extraordinaire. Il me regarde d’un air sidéré, puis un peu effrayé. Il dit : « Excusez-moi, c’est une erreur. » Il va remettre sur la pile le livre qu’il s’apprêtait à emporter et se sauve. Comme dans un film de Truffaut, je file me réfugier au bistrot du coin, me commande un triple whisky et songe : c’est le signe du destin, ma carrière littéraire est morte avant d’avoir commencé.

EN : BHL homme de gauche, ça vous va comme définition ?

BHL : C’est vrai que je suis un homme de gauche. Mais je ne suis pas seulement cela. Et me réduire à la politique, à la seule politique, non, je n’aimerais pas cela.


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