C’est, dit-il, une histoire de « ses folies ». Sur la route des hommes sans nom (Grasset) regroupe les huit reportages — de Mogadiscio au Panchir — que Bernard-Henri Lévy a récemment publiés dans Paris Match. Mais ce « Ce que j’ai vu » est précédé par un long texte inédit intitulé « Ce que je crois ». Un credo dans lequel le philosophe explique les motivations personnelles qui le poussent, régulièrement, à « embrasser la cause d’un peuple » dont il ne sait parfois « à peu près rien ». L’exercice relève autant d’une autoanalyse romanesque, entre Lord Byron et Don Quichotte, que d’un plaidoyer contre les replis nationaux. Internationalisme, guerre en Libye, complotisme, Erdogan, migrants, Onfray, Covid, gauche « racialiste » et même la mort : le philosophe s’est confié à L’Express comme rarement, tout en s’expliquant sur ses engagements polémiques. Entretien.

Quel est votre moteur pour vous rendre du Kurdistan en Somalie ?

Bernard-Henri Lévy : L’internationalisme. Ce mot de ma jeunesse, je sais qu’il a mauvaise presse. Et je vois bien, partout, de Zemmour à Mélenchon, la poussée du souverainisme. Il n’empêche. J’y reste fidèle. Je continue de croire au droit – et au devoir – d’ingérence. S’il n’en reste qu’un…

Votre père avait participé aux Brigades internationales et combattu pour la France libre. N’y a-t-il pas chez vous un complexe par rapport à une génération précédente héroïque ?

Pourquoi un complexe ? Un modèle. Face à un père héroïque, il y a deux positions. Celle de Musset dans La Confession d’un enfant du siècle : un père plus grand que soi, c’est un fardeau, ça paralyse. Ou celle de Pasolini : « bienheureux les fils dont les pères furent des héros ». Je suis du second parti. Je pense que c’est une grande chance d’avoir un père plus grand que soi. Et c’est vrai que, quand je me retrouve, seul, épuisé, dans une tranchée du Donbass, ou dans les ruines de Mogadiscio, ou en Syrie, c’est à lui que je pense et c’est lui qui me donne du courage. Aujourd’hui encore.

Contrairement aux journalistes, vous revendiquez l’absence d’objectivité dans vos reportages.

Qu’est-ce, dans le fond, que le journalisme ? C’est une éthique dont l’apparition est contemporaine de la naissance de la mécanique quantique. Et son premier énoncé est qu’il faut tout faire pour conjurer la loi voulant que l’observateur, par son observation même, modifie ce qu’il observe. Moi, c’est le contraire. Je refuse ce culte de l’impersonnalité. Et je cherche à modifier ce que j’observe.

On vous l’a beaucoup reproché…

Je sais. Mais c’est ainsi. Le sens de ma vie, c’est d’essayer, non de changer, mais de réparer un peu le monde. Se contenter du monde, trouver qu’il est très bien comme il est et que chacun y est à sa place, c’était, pour Sartre, la définition ontologique du salaud et c’est, pour moi, une des définitions de l’infamie.

Prenons l’Afghanistan. Qu’avez-vous réussi à y changer ?

Mon premier séjour, c’était en 1981. Une des choses qui ont changé, c’est les femmes : elles sont de plus en plus nombreuses, quarante ans après, à montrer leurs visages et à refuser la loi du fascisme islamique. Et puis la presse : vingt ans plus tard, missionné par Chirac, j’ai créé, financé et animé un magazine, Les Nouvelles de Kaboul, qui fut une vraie école de journalisme. Tout ça, ce sont des acquis. Ce n’est pas rien.

Aujourd’hui, on annonce le retrait des troupes américaines.

Oui. Je vois, en France, la Bidenmania, la popularité soudaine de Biden. Les gens oublient que, sur ce point, il est dans l’exacte continuité de Trump. De même que Trump, d’ailleurs, continuait strictement Obama. C’est triste. On assiste là à un mouvement très profond de la société américaine tournant le dos à ce que j’ai appelé sa « vocation virgilienne », c’est-à-dire sa volonté d’inventer une nouvelle Europe, comme l’Europe a inventé une nouvelle Rome et Rome une nouvelle Troie. Mais c’est ainsi. Et, si ce retrait se confirme, vous verrez qu’il ne faudra pas quelques mois pour que les Talibans reviennent et que tous ces acquis, en Afghanistan, soient balayés. Ce retrait sans conditions est un Munich américain.

Vous racontez comment, de retour en Libye, vous avez été menacé et qualifié de « chien de juif ».

Oui. On voit les images de ça sur Internet. Les excités qui hurlaient « Lévy hors de Libye » étaient des gens chauffés à blanc par les réseaux sociaux turcs et qataris.

En militant pour une intervention militaire dans ce pays, n’avez-vous pas aggravé le monde ?

Ce qui a aggravé le monde, ce n’est pas d’être intervenu. C’est de ne pas l’avoir fait assez. Trois petits tours et puis s’en aller : ce n’est pas ainsi qu’on, reconstruit un pays.

Les gens ne veulent plus de guerres interminables…

C’est un concept idiot, cette idée de « guerre interminable ». Et au lieu, comme les bons concepts, de distinguer pour mieux comprendre, il mélange tout. Les gens ont en tête la guerre du Vietnam, considérée comme le mètre-étalon du genre. Or le Vietnam, c’est 60 000 morts américains. L’Afghanistan, c’est vingt-cinq fois moins. Et c’est une cinquantaine de militaires français qui sont morts au Mali.

Et alors ?

Alors, la vraie question ce n’est pas, comme « l’Idéologie New York Times » nous le serine, soir et matin, de confiner les démocraties. Mais c’est de savoir si on a lu, ou non, Polybe, Gibbon, Montesquieu et les autres historiens de la chute des empires. Pour ma part, je ne veux pas d’un monde colonisé par la Chine. Je trouve immoral de se retirer de partout pour laisser la place libre à la Russie, à la Turquie, à l’Iran ou à l’islam radical.

J’ai vu, de mes yeux vu, l’ingérence iranienne au Kurdistan irakien. J’ai vu les effets de l’invasion, par la Turquie, du Kurdistan syrien. Et j’ai couvert la ligne de front où l’Ukraine résiste à la Russie de Poutine. Il est là l’impérialisme d’aujourd’hui. Et il se solde, cet impérialisme, par des massacres et des violations des droits humains sans comparaison, par leur ampleur et leur violence, avec le supposé « néo-colonialisme » occidental.

Vous continuez donc à défendre la notion de « guerre juste ».

Bien sûr. De Saint-Augustin à Michael Walzer, il y a, dans l’histoire de la philosophie, toute une théorie de la guerre légitime. Ne pas comprendre cela, ne pas réaliser qu’il y a des circonstances, dans l’Histoire, où la paix peut être pire que la guerre et où se coucher, hier, devant Hitler ou, aujourd’hui, devant Erdogan, crée plus de malheur qu’il n’en évite, c’est la faute récurrente des démocraties. Relisez l’atroce Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux. Tout y est.

Qu’est-ce, alors, qu’une guerre est juste ?

C’est quand il n’y a pas d’autre manière d’éviter un péril imminent pour l’humanité. Et quand le mal qu’on va provoquer est inférieur à celui qu’on va éviter. Chacun peut en juger. Chaque conscience. Et, bien sûr, des instances supranationales comme les Nations-Unies.

Pour vous, la guerre d’Irak, par exemple, n’était pas « juste » ?

En effet. Elle n’était pas moralement criminelle. Mais elle n’était pas « juste » au sens de la théorie chrétienne de la guerre juste. Car il y avait, alors, d’autres solutions. On n’avait pas vraiment tout essayé. Il y avait d’autres manières, par exemple, de libérer les Kurdes de la dictature baassiste. Et une guerre n’est juste, je vous le répète, que si elle est, comme en Libye, le tout dernier recours.

Vous répétez pourtant ne pas aimer la guerre…

C’est vrai. Je couvre des guerres. Je les raconte. Et, là, j’en ai tiré tout un livre. Mais je n’aime pas la littérature de guerre. Je ne crois pas que la guerre grandisse les hommes, qu’elle les révèle à eux-mêmes, qu’elle soit une épreuve de vérité, etc. Je vois, par exemple, le photographe de guerre Marc Roussel. Il est, depuis vingt ans, l’un de mes compagnons d’équipée les plus constants. Lui ressent, chaque fois que nous sommes dans l’action, ou que souffle ce que Jean Hatzfeld appelle « l’air de la guerre », une « poussée d’adrénaline ». Moi pas. Je trouve la guerre moche. Je trouve qu’elle avilit les hommes plus qu’elle ne les hisse au-dessus d’eux-mêmes. Et c’est d’ailleurs pourquoi j’aime Malaparte qui est, de tous les écrivains modernes, celui qui a le mieux décrit cette horreur, cette géhenne. Seulement voilà. A un moment, vous êtes Massoud face à Al Qaida. Ou les Peshmergas face à Daech. Et, là, il n’y a plus d’autre solution que de partir au combat – et de trouver des journalistes amis pour le raconter…

N’alimentez-vous pas le complotisme quand vous mettez en scène votre lobbying dans les coulisses du pouvoir pour des interventions françaises ?

Le complotisme, c’est le progressisme des imbéciles. C’est la dernière idéologie qui, dans cette période de basse culture, est encore capable de donner une clef systémique du monde. Et je vois bien que je me retrouve, plus souvent qu’à mon tour, embarqué dans ces théories du complot.

Mais que voulez-vous que j’y fasse ? Est-ce que je vais, de peur de faire le jeu de la twittosphère complotiste, renoncer à amener le fils du Commandant Massoud à Macron ? Ou son père à Chirac ? Ou les combattants kurdes à Hollande ? Ou la Libye Libre, à Sarkozy ? Ou, jadis, les défenseurs de Sarajevo à François Mitterrand ? C’est toujours ainsi que j’ai agi. Et comme ça que j’ai vécu. Pas en cachette. Jamais en secret. Au vu de tous. Alors, au diable les complotistes.

Pensez-vous que la France doit toujours avoir un rôle spécifique ?

C’est la forme de mon patriotisme. J’aime quand la France est grande. J’aime quand elle parle grandement. Et j’aime quand elle est à la hauteur de ses propres valeurs universelles. J’ajoute qu’elle a les moyens de cette grandeur. Et que, contrairement à ce qu’on dit toujours, sa voix, quand elle le veut, continue d’être celle d’une grande puissance. Regardez comment Macron tient tête, seul ou presque, à ces deux faux jumeaux que sont Erdogan et Poutine. Le reste de l’Europe se couche. Lui tient bon. Et, sans trahir de secret, je crois que c’est elle, la France, qui calme aujourd’hui les ardeurs de la Russie dans le Donbass ou qui a stoppé, en 2017, l’élan des milices iraniennes en passe d’envahir le Kurdistan.

Emmanuel Macron est donc selon vous à la hauteur de cette tradition ?

Oui. Je l’ai encore vu, très récemment, face au fils du commandant Massoud. Et, au début de son mandat, face au Général kurde Barzani qui venait de batailler dur pour la libération de Mossoul. Il trouve les mots justes. Et il semble savoir que la France est une fausse puissance moyenne car elle a, dans son ADN, une affinité avec l’universel…

Et l’Europe ?

C’est plus compliqué… Quand le président du Conseil européen, Charles Michel, remercie Erdogan pour sa gestion de la crise des réfugiés, cela donne envie de vomir. Et je ne parle même pas, ce jour-là, du « sofagate » – cette humiliation de toutes les femmes du monde à travers Ursula van der Leyen reléguée sur un vague canapé…

Pourquoi Erdogan vous obsède-t-il ?

Parce que la Turquie est un grand pays, riche d’une grande culure et qui ne mérite pas ce tyran ubuesque. Notez que j’en dirai autant pour les Iraniens que ridiculisent les Ayatollahs. Ou pour les Russes si mal représentés par ce kagébiste de bas étage, doublé d’un mauvais joueur d’échecs, qu’est Poutine. J’aime la Russie. J’ai passé ma jeunesse, quand je défendais les dissidents, à la défendre. Voir sa grandeur transformée en un décor de carton-pâte ou on torture Navalny pour de vrai brise le coeur.

Mais ces dirigeants que vous abhorrez sont souvent populaires dans leur pays, même si la côte d’Erdogan est en baisse…

Hitler était populaire en Allemagne. Et après ? N’est-il pas fréquent que les peuples s’égarent ? Et n’avez-vous jamais entendu parler de la servitude volontaire ? On peut vouloir le bonheur d’un peuple malgré lui. On peut être seul, ou presque seul, à avoir raison.

Charles Aznavour chantait que la misère serait moins pénible au soleil. Cette misère ne vous intéresse-t-elle pas plus quand elle a lieu dans des contrées lointaines plutôt qu’au coin de la rue ?

Non. A l’instant où nous parlons, il y a le pur scandale de cette Cour des Cassation qui, en France, c’est-à-dire au coin de la rue, vient de décréter : si on défenestre son chien, on prend trois ans de prison ; si c’est une vieille dame juive, Sarah Halimi, qu’on assassine sous l’empire de la drogue, tout ce qu’on risque c’est un petit séjour en hôpital psychiatrique. Cette misère-là m’horrifie. Et elle m’occupe soir et matin.

Certes, mais votre livre vous mène aux quatre coins du monde…

Ça, c’est autre chose. J’estime, en effet, qu’il est de bonne économie que tout le monde ne s’occupe pas en même temps des mêmes choses. Et, quand je vois que personne ne parle du massacre des Chrétiens au Nigeria, que personne ne va plus à Mogadiscio devenue un trou noir où une humanité damnée se trouve engloutie, quand je vois ma chère Libye livrée au face-à-face des commandos Wagner russes et des milices paramilitaires turques, je me dis qu’il faut bien que quelqu’un s’y colle. J’ai fait la même chose en entrant dans Gaza au pire moment de la diabolisation d’Israël. J’ai fait cela toute ma vie.

Vous plaidez pour que l’Europe intègre les migrants que vous avez vus dans « l’enfer » de Lesbos. Mais que préconisez-vous en matière d’immigration, sujet qui a alimenté les angoisses identitaires et le populisme dans les pays occidentaux ?

Ni l’ouverture absolue des frontières, comme Agamben ou Badiou. Ni la transformation de l’Europe en forteresse, comme à peu près tout le monde. Le juste concept c’est Kant, Hannah Arendt ou, plus récemment, Jacques Derrida qui le formulent : l’hospitalité. C’est presque le même mot, chez les Anciens, qui signifiait l’hôte (hospes) et l’ennemi (hostis). Eh bien passer de l’un à l’autre, réduire l’écart, transformer l’hostis en hospes, l’ennemi que l’on affronte en hôte que l’on accueille dans une maison qui a, bien sûr, ses règles mais qui est ouverte, voilà la civilisation.

En France, votre internationalisme ne semble plus guère être en vogue…

D’accord. Mais je vous signale que le monde se serait évité une grande partie de la tragédie migratoire d’aujourd’hui si on avait, dès 2011, arrêté Bachar El-Assad.

Ce qui monte c’est le souverainisme, le localisme.

Je le vois bien. Face au Rassemblement national, chaque jour un peu plus près du pouvoir, il y a clairement défaite de ceux qui, jadis, parlaient de cordon sanitaire. Et, de l’autre côté, à gauche, vous avez le mouvement qui conduit de l’anti-racisme au racialisme. Il y a là un cheminement que, très franchement, j’ai du mal à comprendre. C’est comme pour le féminisme.

L’un des tout premiers livres, peut-être le premier, que j’ai publié dans ma vie de jeune éditeur, c’était La cause des femmes de Gisèle Halimi. Comment est-on passé de ce bel universalisme à l’enfermement identitaire ? A la guerre des sexes revendiquée ? Et, quand ça se croise avec les pensées décoloniales ou différencialistes, à l’intersectionnalité ? Il y a là le signe d’un tragique bond en arrière.

Dans Ce virus qui rend fou, vous fustigiez un « pouvoir médical ». Mais quand on voit la difficulté qu’ont eue les épidémiologistes pour se faire entendre par Emmanuel Macron, le « biopouvoir » cher à Michel Foucault ressemble à une chimère…

Il y a eu les deux temps. D’abord, en effet, l’ivresse du pouvoir médical. Les mandarins au poste de commande. Le discours de la science devenu fou. Et, accessoirement, un ministre de la Santé, Olivier Véran, pas à la hauteur. Et puis, heureusement, les républicains, c’est-à-dire les gens qui pensent, comme dans La République de Platon, qu’il y a un art de la politique et que c’est à cet art que doit revenir le dernier mot ont repris le dessus.

Que faites-vous des 100 000 morts du Covid ?

Comme vous. Je les pleure. Mais je voudrais qu’on évite la double peine. C’est-à-dire, non seulement les morts, mais, pour les survivants, la surveillance de tous par tous, l’esprit de délation généralisé, le lien social explosé, le triomphe des égoïsmes.

Comment voyez-vous la prochaine élection présidentielle ?

Je suis horrifié par le nombre de gens qui tombent dans le piège de la banalisation du Rassemblement National. Et, aussi, par le nombre grandissant de ceux qui répètent, comme des disques rayés, « on ne m’y reprendra plus » ou « plus jamais Macron » ou « ce dimanche-là, j’irai à la pêche ».

Comment l’expliquez-vous ?

Il y a deux explications possibles. Le manque d’imagination. C’est Freud, je crois, qui disait que l’un des problèmes, quand le fascisme arrive, c’est qu’on ne parvient pas à imaginer le cataclysme que cela sera. Et puis vous avez l’autre hypothèse : celle d’une affinité obscure entre une fraction de la gauche et les idées de Marine Le Pen. Il y a très exactement quarante ans, dans L’idéologie française, je montrais cela. Je disais qu’il y a, ancré dans notre pays, un antilibéralisme, une haine de la liberté, qui font le pont entre le pire de la gauche et le pire de la droite. Eh bien ce fut vrai avant 1914. Puis dans les années 1930. Peut-être sommes-nous en train de vivre la troisième étape de cette longue crise anti-libérale en France…

Êtes-vous plus Napoléon Bonaparte, dont on célèbre le bicentenaire de sa mort, ou Victor Hugo ?

Hugo, sans hésiter ! La fascination pour Bonaparte est toujours un mauvais signe. Sauf chez Stendhal.

Faut-il le déboulonner ?

Bien entendu non. Là encore, je suis confondu, dans toute une partie de ce qui se prétend la gauche, par cette haine de la pensée, ce mépris de la culture, cette course à l’ignorance et, à l’arrivée, ce comportement de coupeurs des têtes. Je n’aime pas Napoléon. Mais je ne le réduis, pour autant, ni à l’esclavage, ni au massacre de la campagne de Russie, ni à la folie impériale. Dans le débat sur spoliation des œuvres d’art par les armées napoléoniennes, il y a, soit dit en passant, un texte de Goethe très intéressant. Il dit que ces œuvres étaient enfermées dans les palais et confisquées par des hobereaux ignorants. Et que Napoléon les a libérées et rendues à l’humanité…

Michel Onfray a fait de Don Quichotte l’incarnation du déni du réel. Vous lui rendez au contraire hommage dans ce livre, en expliquant que ce personnage vous bouleverse.

Michel Onfray, même quand je le publiais, j’avais un peu de mal à le lire. Et, pour être franc, j’y ai complètement renoncé quand, il y a quelques années, il a fait cette proposition pathétique de s’entendre avec Daech, de pactiser au lieu de l’affronter. On en revient toujours à cette question de la paix et de la guerre. Pacifisme et bellicisme sont jumeaux. Mais la vraie question sérieuse c’est de savoir comment on lutte le mieux contre le terrorisme, comment on défend le mieux la démocratie. Avec l’islamisme radical c’est, vraiment, une affaire de vie et de mort. Il n’y a pas de compromis pensable. Pas d’accommodement possible. C’est comme avec Poutine. Comme avec le totalitarisme en général. Il n’y a que le rapport de forces qui marche. Sinon, si on cède aux esprits enfantins qui nous disent qu’on va apaiser la Bête en lui faisant telle ou telle concession, c’est Munich.

Pour en revenir à votre question, rien n’est plus beau – je le pense depuis ma découverte de L’Éducation Sentimentale – que la défense des causes perdues. Ne pas calculer. Ne pas être sûr de la victoire. En douter. Mais aller tout de même de l’avant, parce que l’injustice est insupportable. Ainsi fait Don Quichotte. Et c’est vrai qu’à part Jorge Semprun, ou les romantiques allemands, ou moi, tout le monde le tient pour un repoussoir. C’est bizarre.

Vous préférez l’action ou l’écriture ?

Les écrivains que j’aime sont ceux qui ont joué sur les deux tableaux. Malraux, bien sûr, ne sachant jamais vraiment s’il valait mieux écrire L’Espoir ou créer une escadrille. T.E. Lawrence à la tête d’une grande révolte arabe, tout en écrivant Les sept piliers de la sagesse. Et, bien sûr, le Byron de Missolonghi, bouleversant quand il passe les dernières semaines de sa vie à préparer les plans d’une nouvelle bataille de Lépante… Mais cela aussi est, aujourd’hui, moqué. Malraux fait sourire. Lawrence, on le confond avec Peter O’Toole. Et qui s’intéresse encore à Byron ?

Vous évoquez la mort dans ce livre. Vous y préparez-vous ?

Non, justement. Quand j’étais très jeune, j’y pensais. Et je jouais, comme chez Rilke, avec l’idée, un peu navrante, de « grande mort ». Aujourd’hui, ce qui m’intéresse c’est la vie. Et, autant qu’il est possible, la grande vie. C’est-à-dire une vie qui ne soit pas consumée par l’idée de sa propre conservation. Une vie n’est pas une vie si elle n’est que la vie. Ce fut ma conviction pendant toute la crise sanitaire. Et c’est au nom de cette conviction que j’ai, pendant tous ces mois, bougé, voyagé, sans doute aggravé mon empreinte carbone – mais au moins ai-je été fidèle à ce devoir de fraternité que j’ai chevillé au corps.

Vous l’avez obtenue, cette « grande vie » ?

Si on entend par là fidélité à des valeurs qui vous dépassent, main tendue aux autres, fraternité, on n’en fait, bien sûr, jamais assez. Mais au moins l’ai-je passée, ma vie, à éviter de me confiner.


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