SÉBASTIEN LE FOL : Pourquoi Daniel Pearl a-t-il été assassiné ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Il était l’homme qui en savait trop. Son travail de journaliste l’a mené sur des pistes où il ne fallait probablement pas aller. On l’a tué, en gros, pour l’empêcher d’écrire un article. Un article sur quoi ? J’ai deux hypothèses : je pense que Pearl était sur une affaire colossale, infiniment plus décisive que le destin de l’Irak ou, demain, de la Syrie : l’éventuelle possession d’Al-Qaïda d’armes de destruction massive. Et puis il était également sur la piste, c’est ma deuxième hypothèse, d’une secte d’assassins dont le centre géométrique se trouve à l’intersection du Pakistan, des réseaux d’Al-Qaïda et des États-Unis d’Amérique. Il était en train de démasquer un personnage peu connu, nommé Gilani, qui est l’un des gourous de Ben Laden. Je forme l’hypothèse que Ben Laden, ce grand épouvantail qui nous fait à juste titre si peur, est d’une certaine manière un figurant. Il occupe le devant de la scène, mais il a derrière lui des personnages plus secrets, qui l’inspirent. C’est ça que Pearl avait découvert. C’est pour ça qu’on l’a tué. Et c’est cela que je découvre à sa suite.

S’il n’y avait pas eu un certain nombre de points communs entre Pearl et vous, sont sort vous aurait-il retenu ?

Je crois, oui. Pearl était, en soi, quelqu’un de magnifique. Un personnage lumineux, solaire. Il incarnait tout ce dont l’islamisme radical a décidé la perte. Pas Bush, mais l’Amérique démocrate. Pas l’Occident en général, mais l’Occident soucieux de son autre, ami du monde arabo-musulman. Il incarne, si vous voulez, ce que notre civilisation peut produire le meilleur. Et son destin tragique, en ce sens, nous concerne tous. Vraiment tous.

Venons-en au cerveau de l’opération, Omar Sheikh. Comment ce brillant étudiant, cet « Anglais modèle », a-t-il basculé dans l’islamisme ?

C’est tout le sujet du livre. Comment un « Anglais modèle » qui est apparemment, lui aussi, ce que peut produire de meilleur la rencontre entre l’Islam et de l’Occident, comment ce fils de famille cultivé, intelligent, charmeur, plein de nobles ambitions, engagé dans de grandes causes, peut, à un moment donné, basculer dans le mal radical…

Expliquer la dérive d’Omar ne revient-il pas à l’excuser ?

C’est le risque. D’autant qu’il y a des moments, vraiment, où j’essaie d’entrer dans la tête du personnage, de retrouver ses ressorts les plus intimes, presque de m’identifier à lui. Mais je crois que c’est important de le faire. C’est essentiel de comprendre, de l’intérieur, comment fonctionnent ces nouveaux possédés auxquels nous aurons, je crois, de plus en plus affaire.

Le fait que vous ayez partagé avec Omar le même combat pour la Bosnie ne vous fait-il pas regretter votre engagement ?

Évidemment non. Mais l’idée qu’un même combat, une même cause, puissent être embrassés par des hommes qui ont des visions du monde adverses, fait en effet froid dans le dos. Nous étions à Sarajevo en même temps, en avril 1993. J’aurais pu le croiser. Nous avons peut-être vu les mêmes gens. Et, bien sûr, cela m’effraie.

N’auriez-vous pas dû dénoncer plus ouvertement la présence des islamistes en Bosnie à l’époque ?

C’est ce que je dis dans le livre. Mais voilà. C’est ça, une vie. Une vérité, un sens, qui cheminent, qui se complètent. Mais regretter ce que j’ai fait alors, regretter ces quatre années de mon existence consacrées à la Bosnie, ça, certainement pas ! Si c’était à refaire, je le referais, au geste près, de la même manière.

L’itinéraire d’Omar n’est-il pas la démonstration que l’islamisme vient plus d’une modernité dévoyée que de l’islam lui-même ?

Ma thèse, c’est que l’islamisme vient au croisement des deux choses. C’est l’enfant naturel de l’islam et de la modernité, du Coran et de l’Occident. Je le montre, de façon précise, sur ce cas Omar. Mais je suis sûr qu’on pourrait faire la même démonstration sur Mohammed Atta, Moussaoui, Ben Laden, toutes ces figures de l’islamisme moderne dont Omar est le prototype. Tous incarnent le même paradoxe : ni complètement l’islam ni complètement la modernité. Aucun de tous ceux que je viens de citer ne doit sa formation à une madrasa pakistanaise. Aucun n’est non plus un musulman déculturé. C’est au confluent des deux que se produit le pire. Par quel mécanisme ? Il y a plusieurs hypothèses. Je pense qu’il y a une dimension de frustration, une dimension d’effroi sexuel, comme dans tous les fascismes. C’est pour cela que le combat des femmes est tellement important dans le monde islamique. Si les sociétés musulmanes arrivent – et certaines sont en train de le faire – à dénouer ce nœud de frustration, alors, la démocratie sera en bonne voie.

L’islam peut-il être modéré ?

Oui, bien sûr. Cet islam modéré a triomphé, malgré tout, en Bosnie-Herzégovine. Il est en train de marquer des points en Afghanistan. Au Pakistan même, c’est l’épilogue de mon livre, il reste, heureusement, des musulmans qui vous reçoivent, même juif, à bras ouverts. Cet islam modéré, pacifique, miséricordieux, existe partout. Il est en guerre avec l’autre. Cette guerre est sans merci. C’est même, à mes yeux, la vraie, la seule bataille de civilisation du XXIe siècle. Mais bon. Je veux croire qu’il l’emportera. Je veux croire à la victoire de l’islam de Massoud sur celui de Ben Laden ou des assassins de Daniel Pearl.

L’Occident n’a-t-il pas une part de responsabilité dans le développement de l’islamisme ?

C’est clair ! Pour moi, le moment le plus incroyable, le plus vertigineux de l’enquête, c’est quand je m’aperçois que le groupe fondamentaliste de Gilani, qui occupe une place si cruciale dans le scénario de la mise à mort de Daniel Pearl, est né aux États-Unis et continue d’y voir des antennes, une existence légale. C’est l’un des tournants du livre. Et c’est, je crois, l’une des clefs de la mise à mort du journaliste du Wall Street Journal.

Qu’est-ce qui vous permet de dire qu’Omar était un agent des services secrets pakistanais ?

Il y a un faisceau de preuves. Mais là où ma conviction a fini de se former, c’est lorsque j’ai décidé, sur une sorte de coup de tête ou d’intuition, d’aller voir, de mes yeux, le lieu physique, concret, où les deux destins de Pearl et Omar se sont rencontrés. J’y passe, en fait, la nuit. Je dors dans la « maison du diable ». Et cet hôtel, qui s’appelle l’hôtel Akbar, à Rawalpindi, je découvre que ce n’est pas un hôtel ordinaire, mais l’une des bases officieuses des services secrets pakistanais, au cœur de la ville. Le meurtre de Daniel Pearl n’est pas un fait divers, mais un crime d’État. Son assassin n’est pas un fanatique, mais un agent, un double agent : des services secrets pakistanais en même temps que d’Al-Qaïda.

Faut-il croire le président Musharraf quand il affirme tout mettre en œuvre pour lutter contre les islamistes ?

Peut-être est-il sincère, oui. Mais quel est son pouvoir ? Il est assiégé dans son propre pays, minoritaire dans ses propres armées, manipulé par ses propres services, incapable d’atterrir à Karachi parce que la police elle-même n’est pas capable d’y garantir sa propre sécurité. Musharraf est courageux, mais débordé.

Qui dirige le Pakistan aujourd’hui ?

Les services secrets. Encore qu’il faille aussitôt ajouter qu’ils sont, ces services secrets, le théâtre d’une lutte de factions, exactement comme a pu l’être, autrefois, le Politburo soviétique. Alors, est-ce qu’il fait croire à cette lutte de factions ? Est-ce qu’il faut accorder crédit à cet affrontement, au sein de l’ISI, entre l’aile islamiste et l’aile laïque, kémaliste ? Ou est-ce qu’il faut penser que tout ça est un leurre, un théâtre d’ombres, faits pour amuser la galerie et gagner du temps ? C’est l’éternelle question. Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est que le Pakistan est l’endroit même où la partie se joue. C’est le pays où, d’une certaine manière, tout a commencé : ainsi les talibans, l’islamisme radical des années 80 et 90, les grandes madrasas squattées par Al-Qaïda. Et c’est aussi le pays où, je pense, tout finira. La guerre mondiale contre le terrorisme, c’est là qu’elle se gagnera – ou se perdra.

Vous qualifiez ce pays d’« État le plus voyou des États voyous ». L’Amérique et l’Angleterre ne se sont-ils pas trompés de guerre en visant l’Irak ?

On ne se trompe jamais, bien sûr, quand on abat un tyran et qu’on fait avancer la démocratie. Et je suis personnellement allergique à la rhétorique, aux impensés du pacifisme, à toute la saloperie qu’il véhicule, au fond de veulerie et de munichisme qu’il suppose. Cela étant dit, je pense en effet qu’il y a une part de malentendu dans cette guerre. Saddam Hussein était un effroyable tyran, mais un modèle siècle dernier. Alors que vous avez, au Pakistan, des dispositifs terroristes qui se mettent en place, qui sont ceux du siècle qui commence, et qui me semblent autrement plus dangereux.

Les services pakistanais ont-ils une part de responsabilité dans les attentats du 11 septembre ?

C’est une autre conclusion du livre. Ils en étaient informés, ça, c’est sûr. Ils ont peut-être été parmi les commanditaires de l’opération. Et mon personnage, Omar Sheikh, agent de l’ISI, a sens doute été l’un de ces commanditaires concrets.

Al-Qaïda possède-t-il déjà l’arme nucléaire ?

Pas encore. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a, dans le Pakistan d’aujourd’hui, des grands savants atomistes qui sont des djihadistes fanatiques et qui n’ont pas besoin de trahir leur conscience ou leur patrie pour donner la bombe à Ben Laden. Ils sont en contact avec lui. Ils travaillent ou ont travaillé dans des laboratoires secrets en Afghanistan. Et ils ont le sentiment, ce faisant, non de trahir, mais d’être fidèles à ce qu’ils ont de plus précieux et de plus sincère. On demande souvent, n’est-ce pas : que se passera-t-il le jour où le code nucléaire tombera entre les mains des fanatiques musulmans ? Eh bien, ma réponse, ma découverte, c’est : il est déjà entre leurs mains, puisque c’est eux qui l’ont inventé ; les islamistes n’ont pas à prendre d’assaut les laboratoires, puisqu’ils sortent. C’est l’un des sujets sur lequel travaillait Daniel Pearl. Et c’est l’une des enquêtes que j’ai tenté, à sa suite, de reprendre.

Votre enquête ne risque-t-elle pas d’être faussée par vos propres partis pris ?

Je n’ai qu’un parti pris : c’est que l’islamisme radical est aussi redoutable aujourd’hui qu’ont pu l’être, hier et avant-hier, les totalitarismes rouges et bruns. Et puis un autre, quand même : qu’il faut tout faire, vraiment tout, pour éviter le conflit frontal entre l’Occident et l’Islam en général. La seule guerre de civilisations, je vous le répète, c’est celle qui est intérieure à l’Islam et qui sépare, dans l’Islam, les démocrates et les fascistes. À partir de là, ce livre est une enquête. Précise. Minutieuse. Sur le terrain.

N’entretenez-vous pas une confusion d’image en vous prêtant un jour à un reportage people dans le magazine américain Vanity Fair et en vous frottant, le lendemain, aux islamistes ?

Je me fiche de mon image. Ce qui est important ce sont les livres. Et, en l’espèce, cette aventure bizarre, un peu folle, que j’ai vécue pendant un an et dont ce livre porte témoignage.


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