Eugénie BASTIÉ : Dans ce livre, on découvre un aspect méconnu de votre personnalité : vous êtes insomniaque. Pourquoi ne dormez-vous pas ?
Bernard-Henri LÉVY : C’est une question à laquelle aucun insomniaque ne peut répondre. Ou alors il serait guéri. Il y a là une incapacité mystérieuse – et douloureuse – à lâcher prise, à couper avec le réel, à interrompre…
En quoi l’insomnie a-t-elle forgé votre personnalité ?
Moins d’abandon. Peu de rêves. Une présence au monde plus fiévreuse, plus intense. J’aime l’éveil, la vigilance, être en alerte face aux choses et aux autres. Je n’ai pas attendu les woke pour être éveillé ! Emmanuel Levinas, qui fut mon maître, le dit : la conscience éthique, le souci d’autrui, sont toujours insomniaques !
Vous évoquez une « confrérie des insomniaques », notamment parmi les écrivains. Quel lien faites-vous entre insomnie et littérature ?
Le même qu’avec l’éthique. Les écrivains que j’admire sont souvent des gens qui n’aiment pas dormir. Kafka, disant qu’il n’aurait rien écrit de bon s’il avait dormi normalement. Lautréamont et ses chants de guerre contre les « planches somnifères ». Pessoa qui prétendait que, même mort, il n’arriverait toujours pas à s’endormir. Proust, bien sûr. Chez tous, cette idée : c’est quand le monde dort, dans la solitude nocturne, qu’on écrit les pages les plus singulières.
Vous dites que vous avez vu beaucoup de choses et que cela pourrait vous empêcher de dormir. Est-ce ironique ?
Bien sûr. C’est Sollers qui dit cela dans le livre. Avec, comme toujours, sa merveilleuse et élégante ironie. Une chose, cependant n’est pas fausse. Demandez à n’importe quel reporter de guerre. Quand vous rentrez de Somalie, du Soudan, du Nigeria sous Boko Haram, quand vous vous êtes rué en Israël, au lendemain du 7 Octobre, et que vous avez eu le malheur d’entrevoir, dans un kibboutz pogromisé, des bouts de corps explosés, non encore attribués et stockés dans un coin d’un hangar à légumes, vous avez du mal à reprendre une vie normale.
Vous parlez de votre rapport trouble avec « cette extrême gauche qui vous hait » que vous dénoncez sans pouvoir en dédouaner l’idée. Qu’est-ce que vous entendez par là ?
Tout le livre est un monologue intérieur. Des obsessions, des regrets, des rêves, des images de ma jeunesse qui me tournent dans la tête. Alors, de l’indulgence, non, bien sûr que non. Mais la nostalgie d’un idéal auquel elle a, elle, la gauche, cyniquement renoncé, oui, peut-être.
Par exemple ?
L’internationalisme. C’est une idée toute simple. La lutte pour la justice et le droit n’a pas de frontières… Les valeurs démocratiques sont un trésor, un sommet de civilisation, et cela vaut pour l’entière humanité… C’est le contraire du souverainisme. Celui de droite comme celui de gauche. Je crois à cela.
Mais l’idée de révolution ?
Ça, je n’y ai jamais cru. J’ai eu la chance d’avoir un autre maître, Michel Foucault. Et, dans un entretien qu’il m’a donné, il y a presque cinquante ans, pour Le Nouvel Observateur, il m’a dit une chose qui m’a définitivement guéri. Je cite de mémoire : « Longtemps on s’est demandé si la révolution était possible ; aujourd’hui, la vraie question est de savoir si elle est seulement désirable. » Pour le jeune homme que j’étais, ce fut un déclic. Et la source de tout, à commencer par La Barbarie à visage humain : « Ce n’est pas quand les révolutions sont trop timides, inachevées, empêchées, etc., qu’elles tournent à la tyrannie mais, au contraire, quand elles réussissent. »
Foucault a renoncé à la révolution marxiste, mais ne pensez-vous pas qu’il a inspiré une nouvelle forme de révolution, celle de la déconstruction des pouvoirs, qu’on retrouve dans le wokisme ?
Sans doute. Mais par malentendu et monstrueuse erreur de lecture. Foucault ne croyait qu’aux singularités. Il aurait hurlé de rire devant ces histoires de genres, d’identités, de minorités, etc. Les wokistes ne sont pas seulement dangereux. Ce sont des ignorants, pas au niveau.
Dans votre livre, vous évoquez Mélenchon et vous vous demandez qui a changé, de lui ou de vous. Vous affirmez que c’est lui. Pourquoi ?
Parce qu’il est devenu ce tribun populiste, flirtant avec des idées fascisantes et antisémites qui lui étaient jadis étrangères. Je ne crois pas du tout que ce soit du calcul électoral. Quand il accuse le Crif d’être à l’origine de ses malheurs, c’est comme Jean-Marie Le Pen, c’est sa conviction profonde.
Pensez-vous que l’antisémitisme d’extrême gauche ou islamiste est aujourd’hui plus dangereux que celui d’extrême droite ?
Oui. Car il a le discours de légitimation qui fonctionne le mieux et qui déguise comme aucun autre la haine en amour : « Mon problème ce n’est pas que je déteste les Juifs, c’est que j’aime les Palestiniens… » Évidemment, c’est un mensonge. Ces gens se fichent bien des Palestiniens réels ou des peuples humiliés en général.
Dans votre livre, vous évoquez le reproche qu’on vous fait de ne pas avoir d’empathie pour les Palestiniens. Les enfants de Gaza vous empêchent-ils eux aussi de dormir ?
À votre avis ? Moi, contrairement aux humanistes du dimanche, je ne vois pas les affligés du monde comme des arguments, des concepts, des bâtons pour frapper tels ou tels et, en la circonstance, les Juifs. Donc, oui, les Palestiniens ont des visages. Les otages israéliens ont des visages. Et ces visages me hantent.
Certains parlent de génocide à Gaza. Vous avez couvert des génocides. Qu’en pensez-vous ?
Contrairement à eux, j’ai vu, en effet, des génocides réels. Ne serait-ce qu’en 1971, au Bangladesh. Ou, en 2007, au Darfour. Et qualifier ainsi ce qui se passe à Gaza est non seulement une infamie, mais une crétinerie. Sans parler, bien entendu, de la banalisation de ces génocides réels et de l’offense faite à leurs victimes.
Vous dites que Mélenchon a changé. Et vous, avez-vous changé ?
Pas vraiment. J’ai les mêmes rêves. Les mêmes doutes. Et la même conviction qu’on peut réparer le monde. Vous savez : cette vieille idée juive du Tiqun Olam…
Vous ne vous êtes jamais trompé ?
L’histoire n’est pas assurée chez Axa. Donc elle tourne parfois bizarrement, elle ouvre des abîmes, les intentions bonnes ont des effets pervers, etc. Mais avoir choisi le mal pour le mal, ou refusé de voir ce que je voyais, ou pris mon parti du nihilisme, ça, non, je pense ne l’avoir jamais fait.
Vous dites vouloir mourir éveillé. Craignez-vous la mort ?
Comme tout le monde, oui. Mais, étrangement, je ne l’imagine pas. Je ne parviens pas à l’imaginer. Trop vivant, sans doute.
Vous croyez à une transcendance ?
Après la mort, non. Mais dans la vie, oui. Être surplombé, vivant, par plus grand que soi, c’est ça, aussi, la transcendance.
Vous parlez de votre père… Quelle relation aviez-vous avec lui ?
Voilà un exemple de grandeur. Pas une grandeur qui se montrait. Une grandeur qui invitait autrui à être, également, plus grand que soi. C’est lui qui, vivant, puis mort, m’a hissé au-dessus de moi-même. Lui, engagé en Espagne, dans les rangs républicains à 18 ans. Lui, à 19 ans, engagé volontaire contre l’Allemagne. Lui, décoré à la bataille de Monte Cassino.
Régis Debray qualifiait sa génération de « série B » car elle n’a pas connu les grandes guerres ou la Résistance. Avez-vous ressenti ce décalage ?
Je vois bien ce que veut dire Régis Debray. Et j’ai connu des camarades ou des amis qui ont passé leur vie à expier la faute de pères défaillants. C’est beau. Mais ce n’est pas mon cas. Car j’ai eu la chance, justement, d’avoir un père héroïque.
Vous définiriez-vous comme un aventurier ?
Le livre de Roger Stéphane, Portrait de l’aventurier, est l’un de mes livres de chevet. Mais je suis plus modeste que les héros dont il parle. Moins épris d’absolu. En ce moment, par exemple, j’ai aussi, chevillée au corps, la volonté concrète, prosaïque, d’aider à relever les grands et terribles défis qui empêchent, non pas moi, mais le monde, de dormir : l’offensive russe contre l’Ukraine et, à travers l’Ukraine, l’Occident… La poussée de l’islamisme radical, ce nouveau fascisme… et puis Israël, si seul, et dont la victoire est pourtant si vitale.
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