Au Récamier, lieu de paix pour gens de lettres, patrie du chateaubriand et des œufs en meurette, les affrontements politiques et littéraires se goûtent à fourchettes mouchetées. Bernard-Henri Lévy pénètre dans le salon-véranda de ce temple parisien, fidèle à son image. Veste noire, chemise blanche échancrée, sourire amical, mine préoccupée. Il vient parler de guerre. Encore toujours sur ce front, depuis Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’Histoire, son précédent livre, termine au moment de l’assassinat de Massoud et de l’attentat du 11 septembre.

Cette fois, ce sont les échos du conflit en Irak et du terrorisme planétaire qui pénètrent dans l’impasse mondaine du VIIe. L’écrivain-philosophe, quand il n’écrit pas à Paris ou à Saint-Paul, est sur le terrain. Bosnie, Afghanistan, Pakistan… Carnets de route noircis, faits et pistes, interrogations qui nourriront son « Bloc-notes » du Point, ses romans, ses essais… Devenu enquêteur implacable dans un Orient où se forgent les apocalypses, c’est de cette fabrique infernale dont il revient. Karachi, le chaudron de la mer d’Oman, Islamabad, au pied de l’Himalaya. Le cœur économique et la capitale du Pakistan. Il en a tiré un roman-enquête, sur la mort du journaliste américain Daniel Pearl, enlevé par des fous de Dieu et décapité à Karachi le 31 janvier 2002. En marge de ce livre effrayant, précis, bourré de révélations, porteur d’angoisses, Bernard-Henri Lévy parle de l’« œil du cyclone » qu’il a approché, du conflit irakien, de la position de la France, des nids du terrorisme, des « états-voyous », de l’antiaméricanisme, du « nouvel » antisémitisme…

JACQUES GANTIÉ : Pourquoi ce livre-enquête en hommage à Daniel Pearl ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Sa mort a été un choc pour moi. Je n’ai pas voulu « philosopher » mais partir des faits en enquêteur-romancier, comme le firent avant moi Leonardo Sciascia ou Curzio Malaparte. Je voulais faire partager ma part de vérité et d’ignorance. J’ai mené l’enquête que n’ont pas faite les Américains sur ce grand journaliste, dont je me sens proche dans la manière dont il a vécu son judaïsme et dont il a mené son investigation au cœur de cette barbarie.

Simple fait divers ou affaire d’État ?

C’est bien plus qu’une affaire d’État, c’est la partie émergée d’un terrible iceberg. J’ai senti, dès le début, que je touchais au fanatisme absolu, que j’étais à la racine du mal. L’une des questions fondamentales que je pose est la dégénérescence de l’islamisme, évoquée au fil de mes ouvrages précédents. Depuis le 11 septembre, on connaît quelques archétypes de ses acteurs, comme Mohammed Atta, ou Zacarias Moussaoui… Ce sont des êtres complexes mais fabriqués sur le même patron, des hommes modernes, non des obscurantistes, qui se sont frottés à l’Occident.

Vous évoquez le « syndicat du djihadisme » et les réseaux financiers. Le fait religieux n’est-il pas plus important ?

On ne soupçonne pas l’étendue des réseaux islamistes. Un Islam féroce a débordé l’Islam modéré, religion de paix. Al-Qaïda est une ONG de la terreur qui échappe à tout contrôle, se moque des états et de leurs frontières. On sous-estime l’aspect mafieux en privilégiant le fait religieux. Ben Laden s’est enrichi en businessman. Pearl est mort pour avoir découvert l’identité de l’un de ses inspirateurs de l’ombre et sans doute des secrets liés à l’argent du terrorisme et à la filière nucléaire au profit de Ben Laden. Aujourd’hui, les assassins sont parmi nous, quelque part dans des phalanstères islamiques, à Londres, Washington ou Paris et visent un seul type de pouvoir : abattre l’Occident. Dans ce contexte, au moins, la création du Conseil français du culte musulman suscitée par Nicolas Sarkozy est une bonne chose :il faut, en effet, faire « sortir l’Islam des caves et des garages ».

Pakistan, le « pays des purs »

Les Américains parlent d’« états-voyous »…

…Mais ils se trompent d’états ! Leur conception est révolue. La vraie triade de la terreur aujourd’hui, ce n’est pas l’Irak, l’Iran et la Libye, c’est l’Arabie Saoudite, le Pakistan et le Yémen. On peut se poser des questions sur la livraison de F16 au Pakistan. Les bombes qu’ils importeront seront dirigées contre l’Inde. On raisonne dangereusement en croyant que le Pakistan est notre meilleur allié. C’est un pays fou, le « pays des purs », où le rejet de l’Occidental est permanent. Le président Musharraf pilote un avion sans ailes. J’ai achevé mon enquête épouvanté, j’avais l’impression de revenir de la Maison du Diable ! La bataille des démocraties contre l’islamisme radical menace d’être aussi longue que celle contre le communisme.

Que pensez-vous de l’antiaméricanisme actuel ?

Il véhicule ce qu’il y a de pire dans l’idéologie française. On le retrouve dans le paquetage de l’extrême droite. C’est peut-être la dernière idéologie de la modernité et je crains qu’elle devienne une idéologie à part entière.

Incluez-vous la France dans cette déferlante ?

Elle ne doit pas devenir le porte-drapeau de ce mouvement hystérique et planétaire ! J’ai, d’abord, partagé la position Chirac-Villepin à propos de l’Irak, tout en parlant de guerre « moralement juste », mais « politiquement lourde de menaces ». Mais il y a eu comme une ivresse de Chirac, notamment depuis son voyage à Alger. On peut être anti-Bush, comme je peux l’être moi-même, mais on doit se garder de cette croisade haineuse et imbécile qui est une régression absolue.

L’antisémitisme est, aussi, au cœur de votre livre. A-t-il évolué et changé de nature ?

Il est de retour, mais sous d’autres formes. Il ne prend plus, comme autrefois, celle d’un antisémitisme biologique, anti-chrétien, raciste, anticapitaliste… Il est centré sur la perception même d’Israël, assimilé par certains à un état terroriste, ce qui est, encore, une idée folle.

Dans votre enquête, comme dans vos chroniques, vous posez plus de questions que vous n’apportez de réponses.

Chacun de mes livres est ouvert et répond aux questions non résolues du précédent. Je suis un écrivain polymorphe, aux vies multiples. J’aimerais ressembler à Pessoa qui a écrit son œuvre sous des noms divers : être au carrefour de plusieurs écrivains.


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