L’écrivain ou l’intellectuel : lequel est supérieur à vos yeux ? Je n’ai pas compris, à la lecture de votre livre, si vous tranchiez cette question…

Vous avez raison de ne pas avoir compris, car je suis moi-même très incertain. La réponse dépend du moment. Par moments l’attitude de l’écrivain voué à sa seule œuvre, livré à une sorte de corps-à-corps avec ses propres démons, est la plus belle de toutes : alors je ne place rien au-dessus de la littérature. Mais il m’arrive, à l’inverse, le plus souvent d’ailleurs, de penser que rien n’est plus noble que l’attitude de l’intellectuel. De celui qui parfois interrompt ce face-à-face et se met au service d’une grande cause.

En quoi la réponse dépend-elle du moment ?

J’ai une vision plutôt pessimiste de l’Histoire. Le sentiment que les hommes ne peuvent guère influer sur son cours. Quand je suis totalement pessimiste, j’ai donc tendance à penser que l’agitation intellectuelle est vaine et que le parti le plus raisonnable est de se confiner dans la littérature. Mais grâce au Ciel, il m’arrive de surmonter cela : je parie alors sur un minimum d’espérance, sur la capacité des hommes à faire bouger les choses.

C’est votre pari ?

C’est mon pari. Je serais incapable de l’étayer par un raisonnement car si je devais le fonder, j’irais plutôt dans le sens du pessimisme. Mais si le pessimisme avait toujours raison, ce serait trop désespérant.

Intellectuel et écrivain : dans votre galerie de portraits, seul Malraux a réussi sur les deux fronts.

Le mieux réussi ? Le moins mal plutôt. Il n’y a pas de héros positif dans ce livre. Mais Malraux, c’est vrai, a le mieux respecté les exigences de son œuvre et les exigences de sa vie ?

Dans votre nécrologie ou dans le dictionnaire, que faudra-t-il mettre : écrivain ?

J’aimerais que l’on mette dans le dictionnaire : intellectuel français né en 1949, mort en…

Mort quand ?

Le plus tard possible. J’ai dans l’idée que je serai un jour un vrai vieillard installé dans son âge.

Vous êtes un quadragénaire au-dessus ou en dessous de son âge ?

Les deux sans doute. Je suis en même temps plus vieux que moi-même avec cependant cette image qui me colle à la peau d’adolescence prolongée.

Dans la hiérarchie des arts l’écriture est au sommet ?

En prenant un millier de précautions, je veux bien vous dire que l’art que je place le plus haut est bien l’écriture. Peut-être parce qu’elle mobilisé le mieux les ressources de l’intelligence.

L’écriture est le seul mode d’expression de l’intellectuel ?

Non, parmi les intellectuels que j’évoque figurent les peintres Vallotton, Pissarro, Bonnard, Vuillard…

Leur message a-t-il le même impact que celui du message écrit ?

Quand c’est Vallotton non, quand c’est le Picasso de Guernica, oui, bien sûr.

Mais quelle est votre définition de l’intellectuel ?

Il y a deux sens. L’un peut encore fonctionner : l’artiste qui interrompt le fil de son œuvre pour s’occuper de ce qui ne le regarde pas. C’est la définition « dreyfusarde ». Et puis il y a une autre définition : l’artiste qui s’engage mais en se prenant pour le porte-voix d’un discours obscur enfoui dans les limbes de l’histoire ; cette seconde conception, a souvent conduit à l’égarement.

Vous êtes opposé à une conception léniniste de l’intellectuel ?

Opposé surtout au romantisme.

Le romantisme vous fait horreur ?

Le romantisme est la forme la plus élaborée du naturalisme, lequel repose sur l’idée que la nature a toujours raison qu’elle est sainte, qu’il s’agisse de la nature et moi je n’aime pas la nature, j’aime l’intelligence, l’abstraction. Je crois que l’humanité s’honore à formuler ce qu’Albert Cohen appelait le « pari d’anti-nature ».

L’écologie c’est le romantisme ?

C’est évidemment la forme la plus moderne du romantisme. Autant je suis d’accord avec ceux qui nous parlent de préserver les conditions élémentaires de la survie de l’humanité, autant une vision du monde basée là-dessus, ce qui est proprement l’écologie, me semble suspecte. Et j’irais plus loin : dans la philosophie actuelle de l’écologie il y a le germe de quelque chose qui pourrait ressembler au néo-fascisme. Le fascisme c’était quoi ? C’était le fantasme de la bonne nature et de la bonne communauté. C’est très exactement ce que vous trouvez chez les plus cohérents des écolos.

Antoine Waechter en fait-il partie ? Dans cette même page le vulcanologue Haroun Tazieff formulait les mêmes attaques contre le leader écologiste qui a vivement récusé ces affirmations.

Je crains hélas que le vulcanologue n’ait eu raison. Ce n’est pas un hasard si, dans tel ou tel vote parlementaire européen, on a observé des convergences entre tel leader écologiste et tel leader du Front national.

Après avoir approché la frontière entre « l’intellectuel » et « l’écrivain », nous voici aux frontières de la politique. Vous prêtez à Jean Cocteau ce jugement : en France les hommes politiques sont souvent des écrivains ratés. François Mitterrand se range dans cette catégorie ?

Mitterrand est un politique, un homme d’Histoire, qui a la nostalgie de l’écrivain. Il est un remarquable promoteur.

Le style ne suffit pas à faire un écrivain ?

Écrivain c’est un destin tout de même.

Un emploi à plein temps ?

Un imaginaire à plein temps. Mitterrand aurait pu être écrivain, mais il a choisi de gouverner sa vie autrement. Mais, comme de Gaulle il a gardé la nostalgie de ce destin dont il a dû s’amputer. Mais sa fascination pour l’écrivain vient, à l’évidence, de là.

À part Mitterrand, qui aurait eu le talent d’écrivain ?

De Gaulle. Je ne vois personne d’autre.

Votre livre et votre film montrent l’influence des intellectuels d’hier sur les hommes politiques d’aujourd’hui. Maurice Barrès, par exemple.

Le cas Barrès est passionnant car son héritage est éclaté. Contradictoire ; Debré est un héritier de Barrès. Rondeau est un héritier de Barrès, Mauriac était un héritier de Barrès, Aragon était un héritier de Barrès.

Jean-Pierre Chevènement ?

Chevènement oui. C’est-à-dire tous les socialistes nationaux dont Chevènement est le représentant. Mais je rangerais plutôt Chevènement parmi les barrésiens de droite.

L’ancien ministre de la Défense était contre la guerre. Il a démissionné. Un acte de courage ?

Bien sûr que non. C’est épouvantable le destin de Chevènement. Rendez-vous compte : cet homme était à la tête de l’armée. Il avait tous les éléments, tous les dossiers lui permettant d’apprécier la durée et l’intensité de la guerre ; il a choisi de déserter le champ de bataille.

La démission n’est pas une forme de courage ?

Dans ces circonstances, absolument pas.

En démocratie l’intellectuel a un privilège : l’absence quasi-totale de sanction.

La sanction existe : il perd son crédit. Le problème pour un intellectuel n’est pas de se tromper mais, s’il se trompe, de le dire. Et de penser son erreur. Les intellectuels inexcusables sont ceux qui ne pensent pas leur erreur. Le prototype est Heidegger qui, jusqu’à la fin, n’a vu dans son ralliement au nazisme qu’une grosse bêtise. Là on est dans l’indignité maximale.

À quoi sert la connaissance si ce n’est à choisir le bon chemin aux grands carrefours de l’Histoire.

La connaissance à l’heure de ces choix décisifs n’est que d’un secours très relatif. Parce que la politique n’est pas une affaire de savoir, mais une affaire de passion.


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