ACTUALITÉ JUIVE : Votre livre porte le témoignage d’un intellectuel juif, de celui qui s’engage selon sa conscience juive. Pourquoi l’écrire maintenant ?

BERNARD-HENRI LÉVY : C’est un livre auquel je travaille depuis longtemps. Vingt ans. Peut-être plus. Donc rien à voir avec maintenant. Cela dit, le hasard fait bien les choses. Et je ne suis pas fâché que cet éloge du Nom Juif, cet hymne à la gloire du judaïsme et des Juifs, cette défense d’Israël et du sionisme, paraissent aujourd’hui, dans ces temps troublés, et passablement glauques que nous traversons. Ce n’est pas fait exprès. Mais ça tombe bien.

L’avez-vous perçu comme une boucle qui se refermerait car en 1979, vous participiez déjà à votre premier Colloque des intellectuels juifs de langue française citant dans votre exposé des philosophes et des écrivains – la culture occidentale comme l’appelait E. Levinas – et en même temps vous évoquiez un épisode biblique, celui d’Adam et Eve ?

Les derniers mots du livre, c’est : « la partie commence à peine ». Donc, non, bien sûr, ce n’est pas une boucle qui se ferme. C’est plutôt une porte qui s’ouvre, et que j’ouvre. C’est mon livre le plus personnel, me disait Anne Sinclair, l’autre matin, sur Europe 1. C’est, de tous mes livres, celui où je vais fouiller au plus profond de mon être. Mais raison de plus : c’est le début de quelque chose, pas la fin.

Comment en êtes-vous venue à participer au Colloque des intellectuels juifs de langue française ?

Tout cela est si ancien. C’est Manitou, je crois, Léon Askenazi, qui était venu me trouver. Peut-être aussi Jean Halperin qui était un très grand Monsieur et qui devait trouver bizarre ce Juif du siècle, ce Juif engagé dans tous les combats de l’époque, dans l’antimarxisme, la lutte pour les dissidents de l’Europe centrale, la gauche, la droite, etc., qui revenait en quelque sorte au bercail …

André Neher que vous avez également connu écrivait que « Longtemps l’intellectuel juif a fait figure d’enfant perdu du judaïsme »…

Oui. Il y avait de ça, à l’époque, chez moi. J’ai commencé l’aventure des nouveaux philosophes sans aucune référence explicite au judaïsme et à son esprit. Sauf que celui-ci m’a vite rattrapé et que j’ai écrit, tout de suite après, Le Testament de Dieu qui était le livre de ma techouva

Vos engagements ont-ils évolué depuis ces années ?

Mes engagements, non. Car je n’ai jamais fléchi, je vous le répète, dans ma défense, illustration et affirmation de mon être juif. Ce qui a évolué, en revanche, c’est deux choses. D’abord, j’en sais tout de même un peu plus qu’en ce temps-là et je ne suis pas sûr qu’un Grand Rabbin de l’époque aurait pu écrire sur Le Testament de Dieu ce que le grand rabbin Haïm Korsia vient d’écrire, dans Le Point, sur L’Esprit du Judaïsme. Et puis peut-être les temps sont-ils devenus plus sombres, plus hostiles – et les Juifs sont-ils plus seuls encore qu’à l’époque, je ne sais pas.

Pensez-vous prendre un risque et donner de l’eau au moulin de vos détracteurs en écrivant et sur votre judéité, sur votre rapport à Israël, et sur votre attachement aux Textes de la Tradition juive ?

Sûrement. Mais je m’en moque. Le moulin est là. Mes détracteurs aussi. Et cela fait presque quarante ans qu’ils s’emparent de tout, absolument de tout, pour essayer de me détruire. Pour l’instant, ils n’y sont pas parvenus (rires). Et je suis heureux d’utiliser ma voix, et mon crédit, pour résister, par exemple, à cette effrayante diabolisation d’Israël qui est en train d’aller bien au-delà des cercles islamo-gauchistes. Face à ça, je ne suis pas fâché de rappeler qu’il n’y a pas d’autre cas, au monde, d’un pays vivant en état d’urgence depuis si longtemps et ne laissant pas entamer pour autant ses valeurs démocratiques. Pas d’armée aussi scrupuleuse et, au fond, aussi morale que Tsahal. Pas de modèle multi-ethnique qui fonctionne aussi bien que ce pays où les 20 % de citoyens arabes ont des droits égaux, ont un juge siégeant à la Cour Suprême, ont un nombre de députés impensable, même en rêve, dans un pays comme la France…

Emmanuel Levinas, que vous citez à plusieurs reprises, qualifiait les intellectuels de « drôles qui tombent toujours à côté mais qui sont fiers d’avoir visé loin – pressentant la société d’après-demain ». Vous reconnaissez-vous dans cette définition ?

Il y a deux obligations, pour un intellectuel. Penser le présent, c’était l’injonction de Michel Foucault. Et penser l’après-demain, penser hors de l’Histoire et contre elle – c’était l’injonction d’Emmanuel Levinas. Eh bien j’essaie d’être fidèle à l’un et à l’autre. J’essaie de penser le présent avec probité et, en même temps, de prolonger cette réflexion vers l’après-demain – fût-ce en prenant des risques, notamment celui de me tromper.

Cette pensée juive originelle, voire ontologique dans votre parcours, a-t-elle guidé vos engagements de Sartre à la Libye ?

Bien sûr. Dans le cas de Sartre, c’est évident puisque le livre se terminait par la réhabilitation de son tout dernier, texte, L’espoir maintenant, qu’il avait écrit ou, plus exactement, parlé avec mon homonyme et ami Benny Lévy ; le livre, mon livre, culminait avec la « conversion » de Sartre, sa découverte des trésors de la pensée juive et ce moment si étrange où il voit, là, dans ces trésors, l’issue à la plupart des questions que son œuvre avait laissées en suspens. Quant à la Libye la chose m’a été assez souvent reprochée pour que je ne craigne pas de vous la répéter ici : le plus important c’était, bien sûr, l’impératif de sauver une population menacée d’un effroyable massacre par une non moins effroyable dictature ; mais ma morale personnelle, ma conception de l’Histoire et du droit, mon rapport à l’altérité, n’ont pas été étrangers à l’affaire ; et, donc, mon judaïsme a compté, forcément compté ; d’où, dans le livre, ma méditation sur le Livre de Jonas et sur ce que j’appelle la tentation de Ninive.

Ce livre est-il le fait d’un intellectuel juif qui s’est parfois perdu et qui renoue avec ses racines juives ?

Non, non ! Je n’ai pas le sentiment de m’être jamais « perdu ». La boussole juive, en tout cas, le fil juif de ma pensée et de ma vie, je ne les ai jamais lâchés, Même quand j’allais sur les routes de la désolation et de la misère plaider pour la justice et œuvrer pour que les hommes de peu puissent continuer d’habiter, de yichouver, le monde…

Est-ce qu’apprendre l’hébreu pourrait être un de vos prochains chantiers ?

Je ne sais pas si j’appellerais ça un « chantier ». Mais c’est vrai que cette langue qui me résiste est, pour moi, quand je travaille, quand j’étudie, une vraie souffrance. Je me souviens de ma dernière conversation avec Benny Lévy, de ses derniers mots. « Qu’est-ce que tu attends ? Avance ! Avance ! ». Avec ce livre, je fais un pas.

Vous expliquez avec une grande clarté les trois piliers de l’antisémitisme d’aujourd’hui…

Oui. Parce qu’il est très important de désigner l’ennemi. Ce n’est plus le christianisme. Ni, vraiment, le racisme. Ni même ces vieux préjugés dix-neuviémistes dont une étude récente montrait la survivance. Non. Si on peut comprendre l’antisémitisme d’aujourd’hui, et le combattre, il faut voir qu’il s’appuie sur un dispositif de légitimation en trois points. L’antisionisme, la haine d’Israël. L’obsession négationniste, censée dénoncer un peuple suffisamment cynique pour trafiquer la propre mémoire de ses martyrs. Et la concurrence mémorielle, liée à la question palestinienne, et qui dit, en gros : « les Juifs commettent le grand crime d’exagérer leur souffrance dans le but, finalement, d’éclipser celle d’autrui et de capter à leur profit le gisement planétaire de compassion disponible ». Ce discours est dégueulasse. Mais c’est ainsi que la machine fonctionne. Et ainsi que pourrait se lever et, éventuellement, déferler un antisémitisme de masse.

S’ensuit un chapitre auquel tout juif de France ne peut que s’identifier : faut-il subir ou agir ? Est-ce que partir en Israël est une des solutions pour les Juifs de France ?

L’aliya dictée par le sionisme et par l’amour d’Israël, c’est magnifique. Mais par la peur ? Par le défaitisme ? J’en suis moins sûr. Je ne peux pas, évidemment, me mettre à la place d’un Juif vivant dans un quartier difficile, avec des enfants à qui il faut demander de mettre une casquette sur leur kippa et qui se font casser la gueule sur le chemin de l’école. Mais j’ai le sentiment que l’heure est à la bataille. La République est aux côtés des Juifs. Nous avons un Premier ministre, un Président de la République, un ministre de l’Intérieur qui condamnent avec la plus grande force la moindre manifestation de la saloperie. Les antisémites, en face, sont quand même des débiles profonds, des crânes rasés de la pensée, des abrutis. Et puis c’est toute la thèse du livre : les Juifs sont forts. Les antisémites sont faibles, et les Juifs sont forts. De leurs valeurs et de leur fierté. De leur mémoire et de leur intelligence du monde.

On apprend ce que fut le tournant de 1967 pour le juif déjudaïsé que vous étiez, la volonté de vous engager dans les rangs de Tsahal et l’interview de Ben Gourion dans son kibboutz de Sdé Boker…

C’était un moment étrange. Je n’avais pas été élevé dans la fidélité aux valeurs juives. Pas du tout. Mais quand la guerre des Six-Jours a éclaté, le jeune homme que j’étais a vécu cela comme la possibilité d’un désastre personnel, la possibilité d’une débâcle intime. Quelque chose de très bizarre… Comme s’il y avait là une part que j’ignorais de moi-même et qui était prise dans une adversité insupportable… Et c’est vrai que je me suis présenté au Consulat d’Israël à Paris mais que, le temps de faire les démarches et d’arriver en Israël, la guerre des Six-Jours était terminée… Je suis resté là, néanmoins, une grande partie de l’été. J’ai été ébloui par le pays que je découvrais. Et, chose pas fréquente dans la famille idéologique qui était la mienne, l’extrême gauche, je suis devenu un pro-israélien intraitable. Ce fut un voyage quasi initiatique.

Plutôt que peuple élu, vous préférez la notion de peuple-trésor qui livre son universel secret. Vous faites ainsi dialoguer les Textes de la Tradition juive avec la pensée occidentale à l’instar des intellectuels juifs de l’après-guerre. En êtes-vous un des derniers représentants ?

J’espère bien que non ! Et j’espère surtout que beaucoup d’autres viendront après moi ! L’une des vertus que j’aimerais que ce livre ait serait d’éveiller des jeunes intellectuels juifs à cette exigence de frotter les livres de la Tradition à ceux de la philosophie et de la littérature des nations. Mon geste ? Certainement pas tourner le dos à Chateaubriand, Foucault ou Lacan pour aller vers la Tradition. Mais aller vers la Tradition en éclairant ses textes, en les faisant miroiter, à la lumière d’une modernité qui va en exalter, au contraire, la puissance et la beauté. Et vice-versa.

Vous écrivez « L’esprit du Judaïsme c’est le Livre et les livres », est-ce là votre conclusion ?

Oui, en un sens. C’est, en tout cas, l’ambition. L’esprit du judaïsme, c’est une force qui travaille à l’intérieur de l’Histoire des hommes et de leurs livres. Une force parfois visible, parfois secrète, à l’œuvre dans l’Histoire et dans le reste des livres.


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