La Bosnie vient rappeler, au milieu de la grande foire aux rêves de Cannes, que le cinéma a aussi fonction de témoigner de la réalité. Deux films éclatent comme des coups de feu dans un dîner de famille, ce week-end : Le Dieu, l’homme et le monstre, signé d’une équipe bosniaque et présenté à la Quinzaine des réalisateurs.

Et dans la section. Un certain regard, Bosna ! de Bernard-Henri Lévy, où le cinéma se révèle soudain le dernier refuge d’une certaine éloquence politique, qui a déserté les tribunes et les journaux.

Bosna ! n’est pas un reportage ni un documentaire sur la guerre dans l’ex-Yougoslavie, même s’il bénéficie d’exceptionnelles images inédites, empruntées aux archives de l’armée bosniaque. On ne saurait juger le film à la même aune qu’un reportage, car le cinéaste met les documents au service d’un commentaire qui s’annonce, clairement, comme un hommage à la résistance bosniaque et démontre pourquoi il a pris ce parti.

Un témoignage lyrique et polémique, dans la ligne de la littérature engagée qui défend une cause avec tous les moyens de la persuasion rhétorique, allant de la sèche anecdote à l’envolée satirique, de l’image pathétique à l’accusation virulente.

Renaud Girard, qui s’est souvent rendu à Sarajevo pour Le Figaro depuis le début du conflit, a rencontré Bernard-Henri Lévy.

M.-N. T.

*

Renaud GIRARD : Bosna ! n’épouse pas les règles du documentaire journalistique : c’est un film carrément engagé. Qu’est-ce qui vous a ainsi fait perdre votre distance ?

Bernard-Henri LÉVY : Je n’ai jamais eu de distance sur cette question bosniaque. Depuis le premier jour, je suis écœuré. Et depuis le premier jour, par tous les moyens, et donc aujourd’hui par ce film, j’essaie de crier mon écœurement.

Votre écœurement de quoi ?

La démission occidentale. Le cynisme. Car c’est la conclusion de mon enquête : Dumas et Mitterrand, puis Juppé et toujours Mitterrand, et les Anglais, et tous les autres, ne se sont pas contentés d’être neutres. Ils ont, dès la première heure, clairement joué la carte serbe. C’est ce que j’appelle, dans le film, le syndrome Norpois. Vous savez, ce diplomate qui, chez Proust, enfile tous les lieux communs de la géopolitique la plus débile. Eh bien, les Norpois d’aujourd’hui disent en gros : les Balkans, c’est le chaos ; il leur faut un gendarme, ce gendarme sera serbe et tant pis si ça coûte 200 000 morts.

Vous me semblez bien critique à l’égard du président de la République qui ne vous a pourtant pas ménagé son amitié, y compris en vous prêtant son avion pour aller à Sarajevo…

L’amitié est une chose. L’Histoire en est une autre. Et c’est vrai qu’en regard de l’Histoire, la France, donc Mitterrand, porte une responsabilité terrible dans cette affaire. Cela dit, et puisque vous évoquez mes relations personnelles avec le président, un mot quand même : j’ai pour lui une vraie admiration, un grand respect, et j’ai tout fait, vraiment tout, pour le convaincre que la cause bosniaque était une cause juste et qu’il était dans la vocation de la France de la défendre.

Vous en dites trop ou pas assez… Donnez-moi un exemple !

Il y en a un, tout récent. J’ai vu François Mitterrand le 15 février dernier pour l’interviewer dans le cadre de ce film. J’avais eu au téléphone, la veille, le président bosniaque, qui m’avait confié un message pour son homologue français. Je l’ai transmis. J’ai eu l’impression de parler à un mur.

Que disait le message ?

La partie écrite du message remerciait la France pour le rôle qu’elle avait eu dans le déclenchement de l’ultimatum de l’Otan aux Serbes, et ajoutait que les Bosniaques n’avaient confiance, pour tenir les hauteurs de Sarajevo, que dans les soldats français. Je ne savais pas, à l’époque, mais Alija Izetbegovic devait le savoir, que Boutros-Ghali leur préparait le coup des Casques bleus russes déployés dans Gorbavica, le faubourg serbe de Sarajevo.

Parce qu’il y avait aussi une partie verbale à ce message ?

C’était le plus intéressant. Le gouvernement de Sarajevo faisait savoir qu’il était prêt à s’entretenir de ses rapports avec les Croates, avec un émissaire européen de haut niveau, fiable et autorisé.

Vous voulez dire qu’Izetbegovic a tenté d’avertir François Mitterrand de l’imminence de l’accord de confédération croato-bosniaque, accord qui a fait l’effet d’un coup de tonnerre au Quai d’Orsay ?

Je dis surtout qu’il y a là une situation terriblement émouvante. Voilà des hommes lâchés par l’Europe. Trahis. Voilà des gens à qui nous avons lié les mains pendant deux ans en les empêchant de se défendre, en refusant de lever l’embargo sur les armes. Eh bien, si fort est leur sentiment d’appartenir à l’Europe, que c’est encore vers elle qu’ils se tournent lorsque vient l’heure de la décision politique. « Nous sommes des Européens », ne cessent de hurler les habitants de Sarajevo, de Gorazde, et de Srebrenica. « Crevez en silence ou acceptez à tout le moins les plans de dépeçage que nous avons eu l’obligeance de concocter pour vous », répondirent les chancelleries, à commencer par le Quai d’Orsay.

Alain Juppé, le ministre français des Affaires étrangères, a fustigé récemment les « stratèges en chambre ». Vous sentez-vous parmi les premiers visés ?

M. Juppé, ce jour-là, aurait mieux fait de se taire. Les Serbes pilonnaient Gorazde. Sa réponse à lui était d’insulter les intellectuels.

Bosna ! est présenté au Festival de Cannes. Qu’attendez-vous de ce film ?

Qu’il serve la cause des Bosniaques.

Même lorsqu’il fait l’impasse sur l’objectivité, comme par exemple lorsque vous ne dites pas un mot sur les commandos étrangers intégristes installés dans la région de Zenica ?

Écoutez. Primo, cette affaire de commandos intégristes est réellement très marginale. Et puis, secundo, chacun son boulot. Les reporters de guerre font le leur. En l’occurrence, ils l’ont fait avec un courage, une rigueur et une ténacité qui ont bien souvent sauvé l’honneur. Moi, je ne suis pas journaliste ; je suis écrivain. Et j’ai tourné des images dont le propos est de rendre hommage à un peuple héroïque qui, en défendant sa survie, défend les valeurs de l’Europe.


Autres contenus sur ces thèmes