Nicolas Barré et Daniel Fortin : La France entre dans sa neuvième semaine de crise dite des « gilets jaunes ». Depuis le début, vous vous êtes montré très critique sur ce mouvement. Pourquoi ?

BHL : Parce que c’est un vrai mouvement social. Mais animé par des passions tristes, mortifères, nihilistes. Ca a été souvent le cas, vous savez, dans l’Histoire contemporaine. On a souvent eu d’authentiques mouvements de colère enracinés dans des souffrances et des revendications légitimes. Mais formulées dans une langue, et débouchant sur des formes d’action, parfaitement antidémocratiques. Eh bien, quand c’est comme ça, il faut le dire. Il faut avoir le courage de compter jusqu’à deux et de distinguer : oui, bien sûr, aux réformes sociales ; oui, à tout ce qui peut être fait pour créer de l’égalité ; mais non à la volonté factieuse de « marcher sur l’Elysée », non au saccage de ces maisons de la République que sont les préfectures ou les ministères, non à l’homophobie, à l’antisémitisme, au racisme anti-immigrés, aux attaques meurtrières contre les policiers. Et ce qui m’attriste presque plus encore, voyez-vous, c’est l’indulgence stupéfiante dont ce type d’actes bénéficie.

De quelle indulgence parlez-vous ?

BHL : De l’effet de sidération, presque de terreur, qu’exerce ce mouvement. De ces contorsions intellectuelles grotesques pour distinguer entre les « vrais gilets » (sanctifiés) et les « mauvais » (dévoyés). C’est l’éternelle génuflexion des dévots pressés de communier, quoi qu’elles disent, avec les foules qui s’autoproclament « le peuple ». C’était le cas, jadis, avec le « prolétariat ». C’est le cas, aujourd’hui, avec ces « groupes en fusion » (Sartre) en train de se ré-atomiser. Sauf que le prolétariat d’autrefois avait, quand même, une autre allure.

Pourquoi ?

BHL : Parce que, dans la lutte des classes à l’ancienne, les gens réclamaient des droits nouveaux, une amélioration de leur sort, le redressement d’une injustice ou d’un tort. Et leur plus cher désir était d’avoir gain de cause et d’être entendus. Or, là, les « gilets jaunes » ont été entendus. Macron leur a dit : « Je vous ai compris, j’ouvre le dialogue ». Et c’est peut-être même une nouvelle forme de délibération qui est en train de s’inventer, malgré ses difficultés à se mettre en place, avec le fameux « grand débat ». Mais les « gilets jaunes » répondent quoi ? « Eh bien, non ! Ce n’est pas ça, finalement, que nous voulions ! Ce n’était pas des nouveaux droits, des nouvelles libertés, de nouvelles formes de justice ! C’était la tête du roi, c’était bloquer les ronds-points, c’était n’importe quoi sauf l’amélioration du sort des plus humbles. » Je ne connais pas trop mal, je crois, l’histoire du mouvement ouvrier. Eh bien, cette manière de faire représente, dans cette histoire qui eut ses moments de grandeur, une tragique régression.

N’êtes-vous pas frappé, néanmoins, par la fracture grandissante qui semble séparer les élites et une partie de la population ?

BHL : Pas tant que ça, finalement. Au risque de vous surprendre, je suis plutôt frappé, au contraire, par la volonté d’écoute de ceux que vous appelez « les élites ». Ecoute tardive, si vous voulez. Maladroite, tant que vous voudrez. Mais écoute quand même. Volonté, jusqu’à nouvel ordre, de chercher des solutions. Et je crois même que c’est la première fois que, dans l’histoire récente des luttes de classes en France, on voit autant de dirigeants, de responsables de l’appareil d’Etat, etc., dont le principal souci semble être, non de réprimer, mais de comprendre et, peut-être, de réparer.

Donc pas de faillite des élites ?

BHL : Si. Mais pas celles-là. Les autres. Les Le Pen et les Mélenchon qui attisent la haine. Les François Ruffin qui appellent au meurtre. Le pauvre Dupont-Aignan et sa divine surprise. Eux aussi sont des élites. Et eux, en revanche, se conduisent très mal.

Car il y a, au fond, deux solutions. Ou bien on accompagne le mouvement social, on l’aide à trouver sa traduction républicaine et on travaille loyalement à améliorer le sort des déshérités. Ou bien on se moque de leur misère, on joue avec la vie et la dignité des gens et on fait des petites phrases. Ces gens-là, aussi, sont des « élites ». Et c’est clairement ce choix-là, ce second choix, qu’ont fait ces élites numéro deux, celles du grand parti de la Démagogie.

Je ne parle pas des intellectuels qui, comme Emmanuel Todd ou Christophe Guilluy, expliquent tout par le fossé entre la France d’en haut et la France d’en bas, la France périphérique et la France des métropoles, etc. Le vrai clivage n’est pas là. Il est entre les héritiers du peuple de 89, de 1848, de Michelet, de Lamartine – et les héritiers de ces autres mouvements populaires qui défilaient, hélas, derrière les chefs factieux des années 1930 ou d’avant 14.

Êtes-vous favorable au référendum d’initiative citoyenne, réclamé par les « gilets jaunes » ?

BHL : Non. Car la politique, en démocratie, ce sont des questions complexes, effroyablement intriquées, avec des injonctions contradictoires, des compromis inévitables, la recherche nécessaire du moindre mal, etc. Or, à ces questions-là, on ne peut pas juste répondre, comme dans un « RIC », par un simple « oui » ou un simple « non ». Le faire croire est idiot. Et éventuellement criminel. Voyez le Brexit. Des centaines d’heures de discussions… Des milliers de pages d’expertise pour arriver à démêler l’écheveau – et encore… Et les « référendocrates » qui, comme dans « Full Metal Jacket », aboient : « Oui ? Non ? vous n’avez qu’un choix – dire oui ou dire non ! »

Emmanuel Macron a-t-il, à vos yeux, une responsabilité directe dans cette dégradation du climat social, qui tranche avec l’espoir qu’avait soulevé son élection ?

BHL : Je n’en suis pas sûr non plus. Il a tenu ses promesses. Il l’a fait avec hardiesse et sincérité. Sans doute y a-t-il eu des fautes de communication. Mais est-ce qu’on censure un régime, est-ce qu’on sort d’une République, est-ce qu’on destitue un souverain parce qu’il a une mauvaise « com » ?

On lui a reproché son « arrogance » et, d’une façon générale, le mépris des dirigeants pour les « sans-voix ».

BHL : Il faut arrêter, là aussi, avec cette histoire. La réalité est qu’il y a aujourd’hui, non pas plus, mais plutôt moins de « sans-voix ». La vérité c’est que les gens n’ont jamais autant donné de la voix que depuis l’apparition des réseaux sociaux. A l’âge de Facebook, tout le monde a droit à la parole et la parole de chacun prétend à la même valeur que celle de chaque autre – la parole d’un démagogue, ou d’un xénophobe, a le même poids, parfois, que celle d’un démocrate.

Vous lancez, à partir du 5 mars prochain, une tournée théâtrale dans plusieurs villes européennes où vous serez seul en scène pour alerter les opinions sur la nécessaire refondation de l’Europe. Pourquoi une telle initiative maintenant ?

BHL : Parce qu’il y a le feu. Et que les populistes peuvent gagner. Partout. Dans la patrie du Titien, dans celle de Václav Havel, comme dans celle de la Révolution française.

Quels sont, selon vous, les points communs à ces populismes antieuropéens ?

BHL : C’est la troisième grande crise, depuis un siècle, de l’idée démocratique. Il y a eu celle de l’affaire Dreyfus. Celle des années 1930. Et celle, aujourd’hui, sur le même fond de haine et de violence, des illibéraux hongrois, des « gilets jaunes » français et des branquignols italiens (Salvini, Di Maio…) qui s’en servent comme d’un levier pour tenter d’affaiblir la France. Le point commun entre les trois périodes, c’est l’idée que la démocratie représentative est un modèle périmé, qui a produit tout ce qu’il pouvait produire et qui doit être dépassé. Or, il n’y a, historiquement, qu’un « dépassement » de la démocratie – et c’est le totalitarisme.

Mais la démocratie n’est-elle pas, tout de même, malade ?

BHL : Si, bien sûr. Mais c’est son état naturel. C’est même la vraie différence avec le totalitarisme. Lui, le totalitarisme dit : « Je vais bien, tout va bien, j’ai trouvé la formule de la bonne société. » Alors que l’honneur du démocrate est de répondre : « Ca va mal ; ça pourrait aller mieux ; le lien social est toujours, par définition, mal noué et donc je le renoue. » J’ajoute qu’il y a cette nouvelle sacralisation du peuple, qui est une autre maladie de la démocratie. Jamais un Constant, un Tocqueville, même un Rousseau, même un révolutionnaire de 89, même un Robespierre, n’aurait dit : « La démocratie, c’est la souveraineté du peuple. » C’est, en partie, ça, bien sûr. Mais à la condition que ce souverain-ci, comme n’importe quel autre souverain, consente à limiter ses pouvoirs, à se plier à des lois fondamentales, à respecter les minorités, etc.

Comment relancer l’Europe, comme vous le souhaitez ?

BHL : En ayant le courage, déjà, d’opérer une vraie révolution copernicienne. Regardons les enjeux nouveaux. Le climat, par exemple. L’argent fou. La question de l’hospitalité due aux migrants. Les attaques dont nous sommes l’objet de la part des empires russes, chinois, ottoman, perse et arabe en train de se réveiller. Pour aucun de ces enjeux l’Etat-nation ne reste le cadre de délibération et de décision adéquat. Pour aucun, les ripostes, les résistances, ne peuvent se faire autrement qu’au niveau de l’empire européen au sens où l’entendaient Dante et Machiavel. La bonne agora, en d’autres termes, est aujourd’hui à Bruxelles. Eh oui ! Ca ne veut pas dire que Bruxelles marche bien. Et il y a, évidemment, un énorme travail de démocratisation à opérer. Mais ça veut dire qu’il faut sauver Bruxelles ou mourir. Construire l’Europe ou voir revenir les guerres, les tyrannies, la grande misère.

Vous plaidez donc pour une Europe fédérale.

BHL : Bien sûr. Prenez l’invention de la monnaie unique. Il y a deux précédents qui ont marché : la lire et le franc suisse, au milieu du XIXe siècle, parce que l’unité politique s’est faite en même temps que l’unité monétaire. Il y en a deux qui se sont fracassés : l’Union latine et l’Union scandinave, parce que les politiques fiscales, les budgets, créaient des « spreads » insupportables qui ont explosé avec la crise de 1929. Et puis vous avez le dollar qui, contrairement à ce qu’on croit souvent, n’a vraiment triomphé de la myriade de louis, francs, et autres thalers qui lui faisaient concurrence qu’avec la guerre de Sécession et la victoire des fédéralistes sur les confédérés. Alors, l’euro, c’est pareil. Il est solide. Il a sauvé la Grèce, par exemple, des démagogues. Mais, sans un grand bond en avant dans le sens de l’union politique, la digue finira par céder.

Pour autant, les peuples sont toujours enclins à se méfier de l’Europe.

BHL : Parce que les pro-européens eux-mêmes, ceux qui devraient porter haut les couleurs de l’Union, sont trop timides, trop silencieux. C’est même la raison profonde de cette tournée dans laquelle je me lance. Je veux leur dire, à ces Européens découragés : « Battez-vous, croyez-y, vous aussi devez reprendre la parole. »


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