L’écrivain-philosophe a fait plusieurs voyages en Ukraine depuis la révolution démocratique proeuropéenne de Maïdan, en 2014, et après le début de l’offensive russe, qui a plongé le pays dans la guerre, le 24 février. De ses rencontres avec les grands acteurs de la vie politique ukrainienne – l’ex-président Petro Porochenko, Volodymyr Zelensky (peu avant son élection) et le maire de Kiev, Vitali Klitschko – mais aussi avec de simples combattants et des héros du quotidien, il a tiré un film, Pourquoi l’Ukraine, qui sera diffusé mardi soir sur Arte.

Dans ce documentaire engagé, tourné comme un reportage de guerre, dont il reprend les codes, « BHL » se rend sur les différents fronts de ce conflit, ainsi que sur les lieux des terribles massacres commis par l’armée russe, notamment à Boutcha et Borodyanka, au nord de Kiev.

LE FIGARO. – Pourquoi ce film en Ukraine ?

Bernard-Henri Lévy. – J’étais horrifié par cette guerre. Fou de colère et de honte. Accablé de tristesse, aussi, à l’idée que nous étions quelques-uns à avoir annoncé que Poutine irait jusqu’au bout et que nous n’avons pas été entendus. Et, pour exprimer tout cela, pour montrer les morts et les dévastations, pour donner à penser la bravoure des combattants, il n’y avait pas de meilleure façon que d’aller sur place et de filmer. Pier Paolo Pasolini, à la fin de sa vie, disait qu’il n’écrivait plus qu’en images car il ne savait pas, autrement, dire le diabolique en ce monde. Il n’avait pas tort.

Vous avez arpenté les terrains de nombreux conflits, de la Bosnie à l’Ukraine, en passant par le Kurdistan. En quoi cette guerre est-elle différente des autres ?

Elle n’est pas différente en soi. Et des horreurs, j’en ai vu en effet partout. La différence c’est que je m’intéressais, d’habitude, à des guerres oubliées. Et à des carnages dont je savais bien, moi aussi, que l’issue ne changerait hélas pas grand-chose à l’ordre du monde. Là, c’est l’inverse. C’est une guerre dont les implications sont globales. C’est un désastre où se joue le destin de la planète. Et c’est, au sens profond du mot, une guerre mondiale. Quand je faisais, il y a vingt ans, pour vos confrères du Monde, ma série sur « les damnés de la guerre », mon modèle c’était Walter Benjamin et son ange de l’Histoire penché, de l’Angola au Sri Lanka, sur des désastres insensés. En Ukraine, je redeviens hégélien. Je sais que c’est l’historico-mondial qui est en jeu.

Parce que la guerre se passe en Europe ?

Oui. Et parce que le but de guerre de Poutine est, après l’Ukraine, l’Europe. Mieux : l’Ukraine n’est sa cible que pour autant qu’elle est européenne et qu’il atteindrait, en l’annihilant, l’Europe. Il l’a dit maintes fois. Tous les combattants ukrainiens que j’ai eu l’honneur de filmer en ont, eux aussi, la certitude : leur guerre est notre guerre ; leur défaite serait notre défaite. C’est vraiment, pour le coup, une guerre clausewitzienne : la continuation, par les moyens du carnage, d’une politique dont le premier et le dernier mot sont la haine de ce que l’Occident a de meilleur.

Que peuvent faire les Occidentaux de plus, sans risquer d’être entraînés dans ce conflit ?

Maintenir la pression. Continuer d’armer ces femmes et hommes qui résistent sous des pluies de bombes au phosphore. Et espérer que les équipements, malgré le blocus russe, arrivent aux bons endroits. J’ai pu filmer, sur le front sud, entre Zaporijjia et Marioupol, les premières lignes de Petropavlivka. J’étais avec un bataillon qui venait de perdre, en un mois, la moitié de ses effectifs. Il avait face à lui des chars qu’on appelait, dans les tranchées, avec effroi, des « Terminator ». Et ce bataillon qui a décidé, soit dit en passant, de s’autobaptiser bataillon Charles-de-Gaulle, n’avait pour se défendre que des armes de poing et des mortiers de fabrication ukrainienne. Eh bien ce n’est pas possible. Les soldats les plus vaillants du monde (et Dieu sait si les Ukrainiens sont vaillants !) ne peuvent rien, seuls, contre les orages d’acier de l’armée russe.

Jusqu’où, selon vous, devaient donc aller les Occidentaux ?

Il faut être très prudent, bien sûr. Mais je ne vois qu’un but de guerre qui soit conforme à l’honneur en même temps qu’à nos intérêts : la victoire ukrainienne.

Les alliés sont en désaccord sur ce que doit être cette victoire ukrainienne…

C’est pourtant clair. Au minimum, un retour de l’agresseur aux frontières du 23 février. Et, si nous sommes sérieux, une capitulation en bonne et due forme. En termes de realpolitik pure, c’est la ligne la plus raisonnable. Car si, après avoir laissé tomber Kaboul il y a un an, on passait par pertes et profits le sang de Boutcha, de Marioupol et de Sieverodonetsk, l’effet domino serait mondial ; rien n’arrêterait ni les nostalgiques de l’empire perse, ni les néo-Ottomans d’Erdogan, ni les Chinois qui veulent Taïwan…

Cette guerre doit-elle mettre un terme définitif aux ambitions territoriales
de Vladimir Poutine ?

Il a fait de la guerre un mode de gouvernement. Et c’est dans ce culte de la force, dans ce mythe d’une Russie qui, « du grand prince Vladimir à Vladimir Poutine », se ferait dans le sang et les larmes, qu’il a trouvé sa légitimité. Ça a commencé en Tchétchénie. Ça a continué en Géorgie. Il a affiné le modèle en Syrie. Eh bien il faudrait que cette guerre d’Ukraine soit sa guerre de trop.

Vous ne croyez pas à la menace nucléaire ?

Les Ukrainiens, que j’ai évidemment interrogés à ce sujet et qui sont les principaux concernés, ont tendance à ne pas y croire. Mais admettons qu’ils se trompent. Considérons, en bons clausewitziens, que brandir la menace est déjà un pas vers son exécution. On fait quoi, alors ? On se résigne à vivre sous chantage avec, en face de nous, un forcené que les années n’arrangeront pas ? Ou on aide les Ukrainiens à le stopper ?

Les Occidentaux, les Français, ont-ils mal jugé Poutine ?

Ils n’ont pris suffisamment au sérieux ni sa volonté de puissance, ni sa volonté de revanche, ni la consistance de son idéologie. Il se trouve que je connais l’un de ses idéologues organiques. Il s’appelle Alexandre Douguine. Nous avons eu un débat public, il y a quelques années, à Amsterdam, disponible sur YouTube. Ce n’est pas seulement un « slavophile ». Ou un « Grand-russe ». C’est un authentique fasciste, nourri aux sources les plus traditionnelles du fascisme. Si on ne comprend pas cela, on ne prend pas la mesure de l’enjeu. Et on cherche un accommodement, un arrangement, une porte de sortie, pour un homme qui continue d’incarner le pire du siècle écoulé.

Emmanuel Macron a-t-il eu tort de dire qu’il ne faut pas « humilier » la Russie ?

Ce « syndrome de Weimar », cette idée d’une Russie traitée par les Occidentaux des années 1990 comme le fut l’Allemagne avec le traité de Versailles, est un des éléments de langage de Poutine depuis, au minimum, son article de 2020 dans la revue The National Interest. Et je pense en effet qu’il ne faut pas tomber dans ce piège. Personne n’a humilié la patrie de Tolstoï et de Dostoïevski. Poutine lui-même a été, sur la durée, incroyablement ménagé, courtisé, flatté. Les Américains comme les Européens n’ont cessé de lui offrir toutes les formes possibles de partenariat, d’intégration stratégique et politique, de reset nucléaire, etc. Et c’est lui qui, chaque fois, a fermé la porte. Emmanuel Macron, cela dit, parle bien de « la Russie ». Pas de Poutine. Et il a parfaitement clarifié les choses à Kiev.

C’est-à-dire ?

Ce voyage de Macron à Kiev, c’est l’inverse de Munich. Non pas : « Laissons l’ogre dévorer ses Sudètes, sauvons la paix ». Mais, à Irpin, face au tragique qu’il a sous les yeux : « Les habitants du Donbass ne doivent pas être les Sudètes d’aujourd’hui, il faut aider l’Ukraine à l’emporter. »

Les Occidentaux cesseront-ils donc, selon vous, de pousser Zelensky à la négociation tant qu’il n’aura pas une situation militaire favorable ?

Je ne sais pas. Je l’espère. Biden, si vous regardez bien, a déjà fait un virage à 180 degrés. Au début de la guerre, il proposait à Zelensky une exfiltration. Il lui suggérait, donc, non seulement de négocier, mais de s’incliner. Et puis il s’est passé quelque chose à la fois de très simple et de très considérable. Un grain de sable. Un homme. Tout le monde le prenait pour un comédien égaré en politique. Et il a prononcé une phrase admirable qu’on aurait dit tirée de Plutarque et qui a tout fait basculer: « Je vous ai demandé des armes, Monsieur le Président, pas un taxi ». Je souhaite que l’on s’en tienne à ces mots du président Zelensky. Il ne s’agit évidemment pas d’être plus ukrainien que les Ukrainiens. Mais contraire à toute morale comme à toute logique serait une politique prétendant leur dicter la conduite à tenir.

La perspective européenne qu’on leur offre est-elle suffisante ?

C’est un signe fort. Pour Kiev, c’est la preuve que nous entendons enfin son désir d’Europe. Pour les autres, les poutiniens, c’est une défaite, car cette perspective était, très précisément, ce dont ils ne voulaient pas et contre quoi ils ont déclenché cette guerre atroce. Quant à nous, ce n’est pas un cadeau que nous faisons à l’Ukraine – c’est une dette que nous honorons : les vrais humiliés, ce sont les hommes dont je montre les cadavres à Boutcha, les mains liées derrière le dos, une balle dans la nuque ; ce sont les femmes que nous avons filmées, avec Marc Roussel et mes autres camarades, rendues folles par ce que l’on a fait subir, sous leurs yeux, à leurs filles ; ce sont les rescapés de Marioupol arrivés, par wagons, dans les camps de fortune de Zaporijjia ; à tous ceux-là, l’Europe offre un début de réparation.

Que penser de la métamorphose de Zelensky ?

C’est un autre sujet du film. Et cela reste, pour moi, une énigme. Il y avait, chez les Grecs, deux sortes de héros. Ceux qui se contentaient, en quelque sorte, de venir à la rencontre de leur destin. Et ceux pour qui rien n’était écrit, rien n’était prédestiné, ils n’étaient absolument pas faits pour le rôle qui leur tombait dessus et, pourtant, ils s’en emparaient. Zelensky appartient à la seconde catégorie. Et c’est ce qui rend le personnage très mystérieux.

Vous lui demandez, lors d’une rencontre un mois avant son élection, s’il serait capable de faire rire Poutine. Lui auriez-vous reposé la même question si vous l’aviez rencontré pendant la guerre ?

Non, bien sûr. Je lui pose, en revanche, une seconde question : « Serez-vous de taille, si vous êtes élu, à tenir tête à l’autre Vladimir ? ». Et il y a, dans l’assurance avec laquelle il me répond que, oui, bien sûr, il sera de taille, car Poutine est un « petit homme », il a «la force des petits», quelque chose de rétrospectivement magnifique. C’est l’équivalent des pages de Kaputt où Malaparte, face au spectacle de Himmler nu, tout petit et tout gonflé dans un sauna de Laponie, disant que le vrai secret des nazis c’est qu’ils sont minables et qu’ils ont peur…

Comment jugez-vous la façon dont le peuple ukrainien s’est rassemblé face à la Russie ?

Il n’y a pas de miracle. Et il est rare qu’un grand homme surgisse si ne surgit pas, en même temps que lui, un peuple tout aussi héroïque. Pas de Dumouriez sans les soldats de l’an II. Pas de général de Gaulle sans l’armée des ombres et les marins de l’île de Sein. Eh bien pas de Zelensky sans ce peuple de marins, de marchands, de paysans qui, dans l’Est russophone comme dans le reste du pays, s’est levé en masse pour refuser l’invasion.

On les a sous-estimés ?

Poutine, comme Staline, tenait les Ukrainiens pour des sous-hommes. Les Occidentaux les voyaient comme un peuple divisé, sans vraie langue, gangrené par la corruption. Tout le monde s’est trompé. C’est un peuple debout et qui donne au reste du monde une incroyable leçon de courage.

Poutine prétend dénazifier l’Ukraine. En tant que juif, que cela vous inspire-t-il ?

C’est ignoble. Surtout quand, au même moment, on laisse son ministre des Affaires étrangères expliquer que Hitler avait du sang juif. Et quand on prend le risque, en visant une antenne de télévision, de bombarder le site sacré de Babi Yar, où 33 000 Juifs ont été exterminés et ensevelis par les nazis.

Soit. Mais qu’en est-il de l’antisémitisme ukrainien ?

Justement. Le film prend la question de front. Et il démontre, je crois, ceci. L’Ukraine fut, bien sûr, le pays de la Shoah par balle. Ce fut incontestablement, pour les Juifs, une terre de pogroms et de ténèbres. Mais, contrairement à la Russie, elle a bien entamé son travail de mémoire. Elle est, en Europe, l’une des nations qui est allée le plus loin sur le douloureux chemin de la repentance, de la comparution et du deuil. Et l’un des signes de cela c’est évidemment le fait que c’est aujourd’hui le seul pays au monde, avec Israël, dont le président et le premier ministre sont juifs. Le sujet, pour moi, est majeur. Je ne me serais pas engagé à ce point aux côtés de l’Ukraine martyre si je n’étais convaincu de ce que j’avance là.


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