Comme chaque année, les Assises internationales du roman feront dialoguer littérature et philosophie. Après Alain Badiou, Peter Sloterdijk, Alain Finkielkraut, Jean-Claude Milner et Jacques Rancière, c’est Bernard-Henri Lévy qui se livre à l’exercice. Mise en jambes.

JEAN BIRNBAUM : Commençons par la question rituelle de ce cycle. Les relations tumultueuses de la philosophie avec la littérature ont été marquées par le geste inaugural de Platon, qui a consisté à bannir les poètes de la Cité. Comment vivez-vous ce différend fondateur ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Oh, vous savez, fondateur… Cela fait longtemps qu’il ne fonde plus grand-chose et que les philosophes savent le lien de vie qui unit philosophie et littérature. Nietzsche est passé par là. Après et avant Nietzsche, toute la tradition de l’antiphilosophie. Et, dans le sillage de cette tradition, grâce à elle, la triple prise de conscience : 1. que les vrais philosophes sont tous, à commencer par Platon lui-même, des écrivains considérables ; 2. que la littérature est un des matériaux qui, au même titre que les philosophèmes estampillés comme tels, nourrit le travail philosophique, le fait avancer, l’étaie ; 3. que la littérature, la pure littérature, est un opérateur de pensée, ou de vérité, qui peut, en bien des cas, faire mieux que la philosophie, produire plus de résultats : je ne connais pas mieux que D’un château l’autre, de Céline (1957), comme vérité du pétainisme; ou ce prodigieux traité de phénoménologie appliquée qu’est le Manhattan Transfer, de Dos Passos (1928). Alors comment je « vis », comme vous dites, ce différend ? En activant cette triple prise de conscience. En tâchant de la mettre concrètement en œuvre. Et puis cette exposition et ce livre, à la Fondation Maeght, qui s’appelaient Les aventures de la vérité : tout l’enjeu de l’entreprise était de prendre le différend de front – et, en explorant ces deux voies d’accès à l’ontologie que sont la philosophie et l’art, en les voyant dialoguer, rivaliser et prendre, tour à tour, le pouvoir sur-le-champ sans limite de l’Être, d’achever de briser l’empire que l’iconoclastie philosophique pouvait encore avoir sur moi. La sortie du platonisme est une aventure qui se rejoue, chaque fois, pour chacun, comme si c’était la première fois. Pour moi, ce fut là.

JB : Cette idée de la littérature comme « opérateur de vérité », vous la poussez loin dans le beau livre que vous avez consacré à Sartre (Le Siècle de Sartre, Grasset, 2000). Contre ceux qui disent que les concepts du théoricien existentialiste ont plombé ses romans, vous affirmez que, chez lui, « la beauté littéraire est l’effet de la certitude philosophique »…

BHL : Oui. C’est l’autre face de votre « interdit fondateur ». Non plus : « La philosophie doit se purger de sa tentation littéraire ». Mais : « La littérature doit se délester du pesant de pensée qui l’alourdit » – et on en donne toujours pour exemple les romans de Sartre, avec leurs personnages censés être, à en croire ceux qui ne les lisent pas, d’ennuyeux « concepts montés sur pattes » Eh bien, je crois l’inverse. Les mauvais romans de Sartre, ce sont ses romans de jeunesse, type Jésus la Chouette, où il n’a pas encore de philosophie à lui et où il écrit, du coup, comme Paul Bourget. Alors que si vous prenez La Nausée (1938), ou même Les Chemins de la liberté (1945-1949), vous constatez à la fois que ce sont des livres géniaux, nouveaux, avec, dans Le Sursis, par exemple, des changements de focale et de point de vue, des emmêlements de voix, de langues et de rythmes dignes des grands Américains de l’époque – et que cette nouveauté formelle, cette rupture avec le kitsch lourdingue des premiers temps, cette beauté, tiennent au fait que l’auteur a désormais sa philosophie à lui, qu’il a fait, ou est en train de faire, sa traversée de l’Être et du Néant, et qu’il a opéré, si l’on peut dire, son ordalie conceptuelle. C’était la thèse de Kundera, dans son Art du roman (1986). Un roman n’est grand, disait-il, que dans l’exacte mesure où il est à la fois gorgé de pensée et soumis à l’empire de l’Idée. D’où se déduit que, si Heidegger ou Lacan sont des écrivains déguisés, Céline, Joyce ou, d’ailleurs, Kundera lui-même sont des métaphysiciens sauvages mais à part entière.

JB : À part Kundera, quels sont les écrivains vivants chez qui vous reconnaissez cette coïncidence d’une aventure littéraire et d’une « métaphysique sauvage » ?

BHL : Sollers et Guyotat, bien sûr. Houellebecq. Milner, qui est un écrivain du calibre de Malebranche ou Descartes. D’autres, plus jeunes, qui se situent sur cette ligne de « pli » de la littérature et de la pensée : Emanuele Coccia, Laurent Dubreuil, Maël Renouard, Yann Moix, Yannick Haenel je pourrais continuer longtemps – je suis de ceux qui trouvent, à l’inverse du dépressionnisme ambiant, la littérature et la pensée française plutôt très vivantes.

JB : Si vous décrivez la philosophie comme un art de la guerre, vous définissez la littérature comme une œuvre de camouflage. Dans votre dialogue avec Houellebecq (Ennemis publics, Flammarion/Grasset, 2008), vous inscrivez cet amour des masques et des identités multiples au cœur de votre « névrose littéraire »…

BHL : Justement. C’est la même chose. Le goût des masques, celui du camouflage, le désir d’être plusieurs, l’art de se faire légion et, quand on s’appelle Lévy, d’entendre aussi, dans son nom, « les vies » dont on est fictionellement porteur, ne sont-ils pas au cœur de l’art de la guerre tel que l’ont pensé les meilleurs stratèges modernes ? Frédéric II, le roi encyclopédiste, l’ami de Voltaire et Maupertuis, soutenait déjà, dans ces Principes généraux de la guerre qu’admirait tant Nietzsche : « On se sert, en guerre, de la peau du lion et de celle du renard, l’une après l’autre ». Eh bien, c’est cela. C’est la bonne formule si l’on veut, dans cette guerre d’un contre tous qu’est une aventure d’écriture et de pensée, non seulement survivre mais gagner – ou, mieux que gagner, survivre au-delà de la circonstance.

JB : Oui, mais survivre à qui ? Vous dites que l’écriture est un geste offensif, et que la vraie question, pour une œuvre, n’est pas de savoir à quoi elle sert mais à qui elle nuit. Alors, sur le front littéraire comme sur celui de la philosophie, qui est l’ennemi ?

BHL : Dans notre livre, avec Houellebecq, « ennemi » s’entendait au sens le plus simple : nous disions « la meute » ; l’édition américaine a traduit « the mob », avec la connotation de canaillerie et de violence populacière qui va, en anglais, avec le mot ; et ça voulait dire, en gros, la masse de ceux qui cherchent tous les prétextes, soit pour se dispenser de lire les écrivains, soit pour les démoraliser, les réduire au silence, les briser. Ma position, dans notre dialogue, était qu’il ne faut pas trop s’en faire et que les artistes, à la fin des fins, gagnent toujours sur ceux que Nietzsche, encore, appelait les « chaoten », les voyous publics et nihilistes. Mais en étais-je si sûr ? L’histoire de la littérature n’est-elle pas pleine d’écrivains que les nains ont neutralisés ? Camus, à la fin de sa vie, coincé et réduit au silence… Cocteau, que les entarteurs du moment poursuivaient jusque dans les chiottes des cinémas pour lui casser la gueule… Malraux moqué, diffamé, traité de fasciste par des crétins… Je ne connais guère que Sartre pour avoir eu assez, non seulement de sang-froid, mais d’intelligence tactique pour tenir le coup et survivre… Bon. Après, bien sûr, vous avez la politique. C’est-à-dire cette offensive générale qu’est, depuis la révolution surréaliste, l’œuvre d’un intellectuel. Dans mon cas, c’est assez net. Dans la « mauvaise réputation » qui est la mienne depuis, maintenant, presque quarante ans, les ressentiments psychologiques sont mille fois moins importants que la ligne de démarcation que j’ai tracée et qui, commençant avec la lutte, jadis, contre la volonté de pureté, va jusqu’à la défense, aujourd’hui, sous toutes les latitudes, pour chacun, de la possibilité d’être sujet. En face, la ligne torve qui va des nostalgiques de l’identité heureuse à ceux de la cérémonie souverainiste. Là, c’est du sérieux. Vous avez, là, des gens honorables – mais qui ne sont, en effet, pas mes amis.

JB : Contre la « volonté de pureté », pour la « possibilité d’être sujet »… Voilà une ligne de front assez abstraite, des ennemis bien fantomatiques…

BHL : Vous trouvez ? D’un côté, les islamistes radicaux et leur volonté de guérir. De l’autre ma réponse à ceux qui, en Libye, regrettent « l’ordre » de Kadhafi et son assujettissement définitif ou que leur détestation de « l’empire » fait adhérer, en Ukraine par exemple, aux thèses du nationalisme linguistique. Et puis, entre ceci et cela, contre ceux que sidère l’art de la guerre poutinien et ceux qui consentent au trou noir où tourbillonnent les guerres oubliées d’Afrique, tenter de prendre à bras le corps le beau rêve de l’« Oikouménè » des anciens Grecs –cette « Cité pour tous » qui est la lointaine origine des « responsabilités de protéger » d’aujourd’hui. Tout cela, croyez-moi, n’est pas abstrait.


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