Depuis le début de la guerre en Ukraine, Bernard-Henri Lévy filme ce qu’il voit sur le terrain. Un exercice de gymnaste : il parcourt des kilomètres à travers le pays pour accumuler les images et les rencontres.

Son film témoigne de la confusion que provoque une guerre, et la façon dont la peur s’immisce modifiant la psyché des uns et des autres, à l’aune de sentiments contradictoires : fuir ou rester, résister ou disparaître. Ses images s’additionnent au travail réalisé, par ailleurs, par les correspondants de guerre, qui se succèdent sur place et font que cette guerre est sans doute l’une des mieux racontées de son intérieur et dans toutes ses horreurs, au quotidien.

Joseph Ghosn (Madame Figaro) : Quel est votre premier souvenir de cette guerre ?

Bernard-Henri Lévy : Odessa vide. Glacée. Sorte de Troie assiégée et qui retient son souffle. C’est le tout début de la guerre. Je ne doute pas, à l’époque, que Poutine en fera l’une de ses premières cibles. J’attends. Mais non. Quelques missiles, bien sûr. Mais pas d’orage d’acier. Pourquoi ? Aujourd’hui encore, je ne le sais pas.

Vous filmez plusieurs femmes : que vous apprennent-elles sur la guerre et la vie pendant la guerre ?

BHL : Une leçon de dignité : ces femmes de Koupiansk, qui ont perdu la trace de leurs proches, ravalent leurs larmes, ne se plaignent pas. Une leçon d’élégance : cette petite dame dont l’immeuble, à Kyiv, vient d’être bombardé – elle a passé la nuit dans sa baignoire, elle n’a pas quitté son manteau car il fait très froid, il est plein de poussière, elle est gênée de paraître ainsi face à la caméra. Une leçon de courage : cette commandante d’Otchakiv, à la fin du film, face aux Russes – elle sait qu’elle sera l’une des premières, le jour du débarquement, à passer de l’autre côté du Dniepr, elle rayonne de beauté et de grâce, elle attend.

Vous faites une référence au roman de Drieu La Rochelle, Gilles, avec le basculement du personnage dans la Guerre d’Espagne mais du côté fasciste : avez-vous jamais craint d’être du mauvais côté ?

BHL : Jamais, non ! Car, j’ai, je crois, des réflexes assez sûrs. Ce n’est peut-être que ça, au fond, la politique d’un écrivain. Des réflexes. Un système nerveux. Ne pas avoir peur. Ne pas céder au chantage. Avoir l’intuition exacte de la réaction qui vous ferait tomber du côté de la bassesse. Je repense à la scène que vous évoquez. J’ai deux craintes, et deux seulement, face à une escouade de desperados de cette sorte. Être donneur de leçons, trop sévère, prendre ces gens de haut et à partir de mon savoir – péché de sectarisme. N’être pas assez clair, à l’inverse, ni assez intransigeant – c’est le péché d’indulgence, la perte de repères, la fatigue de l’esprit et du cœur, pas bon non plus. Naviguer entre les deux : tout est là.

La mort traverse le film. Que signifie-t-elle pour vous ?

BHL : La mort, j’y pense tous les jours de la vie. Elle est là, près de moi, pas le fruit et son noyau, mais le désert qui gagne. Alors, tourner ce genre de film et vivre ce genre d’aventure, c’est la faire un peu reculer. La laisser venir un peu près et avoir le sentiment de l’avoir repoussée. Un reporter de guerre fait des exercices de mort, des travaux pratiques. C’est bien. Ça aide. C’est comme apprivoiser la bête.


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