Un appartement de la rive gauche. Bernard-Henri Lévy éteint l’écran de son micro-ordinateur, se lève. Chemise blanche, pantalon gris perle, boots de cuir, l’homme a son meilleur air de Brummell éreinté. Il met la dernière touche à La Pureté dangereuse, qui sort ces jours-ci en librairie chez Grasset : un essai fiévreux sur les démons de l’époque, intégrismes et guerres balkaniques, génocide africain et haine de la pensée. Une nouvelle fois, ce magnétiseur d’écrans va repartir en croisade cathodique. Les femmes trouveront qu’il a de la fougue. Les messieurs le regarderont, vaguement agacés. A quarante-six ans, Bernard-Henri Lévy reste un personnage de roman – le jeune homme des orages désirés. Mais ce père de deux enfants est aussi le mari d’Arielle Dombasle, le cher ange épousée un jour de juin 1993 à Saint-Paul-de-Vence. « Je suis heureux que Bernard soit finalement venu à son propre mariage », déclara ce jour-là son père : l’avion de l’auteur des Derniers Jours de Charles Baudelaire venait de passer plusieurs heures bloqué sur l’aéroport de Sarajevo. Ainsi en va-t-il de BHL billettiste de l’universel et paysan de Paris, une silhouette de fêtes françaises sur fond de napalm, qui jette les éclats d’un intense casanovisme littéraire. En quelques semestres, il a débuté au théâtre avec Le Jugement dernier, disserté sur l’amour avec Françoise Giroud, tourné le film Bosna !, animé la liste Sarajevo, tout en dirigeant sa revue La Règle du jeu et en tenant son bloc-notes hebdomadaire du Point.

Depuis le jour de 1977 où il creva l’écran d’Apostrophes (« Papa, j’ai vu Rimbaud à la télé », déclara le lendemain la fille de Bernard Pivot), ce rhéteur pressé n’a cessé de s’exposer. Mais il y a un autre Lévy, celui du silence et des années évanouies, qui croise parfois l’adolescent qu’il fut. En cette matinée d’automne, il accepte d’évoquer ce dont il ne parle presque jamais, son lieu de naissance, la ville algérienne de Beni-Saf, où ses parents déjà installés à Neuilly ont voulu symboliquement qu’il voie le jour, en 1948. « Être né dans un lieu que je ne trouvais pas sur les cartes commande sans doute une certaine philosophie », dit aujourd’hui Bernard-Henri Lévy. Vivant à Neuilly, il était aussi d’ailleurs ; et d’abord un fils de la littérature. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance autres que de lectures. J’étais élève du cours Montaigne, avenue du Roule, où l’on portait encore les croix d’honneur le samedi. Si quelqu’un a appris ce qu’est l’amour en lisant Les Illusions perdues, ce que l’ambition signifie en s’attachant à Rastignac, si quelqu’un a pleuré à la mort de Lucien de Rubempré, c’est bien moi. La vraie vie, c’était d’être allongé sur la moquette en lisant La Comédie humaine. La première nuit où j’ai lu Proust est un souvenir plus réel que le réel. » Pourtant ce littéraire passe un bac scientifique, puis entre en math sup à Pasteur. Un BHL polytechnicien ? « Là, dit-il, j’ai flippé. » Parachuté en cours d’année dans l’hypokhâgne de Louis-le-Grand, il se trouve pris entre les films de Rohmer au Studio Gît-le-Cœur et des condisciples maoïstes en plein « autodafé mental ». Plus Lorenzaccio que doctrinaire, il se souvient de Mai 1968 comme d’un tumulte de l’esprit doublé d’une fracture intime : « 1968, pour moi, c’est une femme très malade que j’aimais, et qui luttait contre la mort dans l’hôpital Cochin en grève. Je courais les couloirs à la recherche d’un interne, j’étais comme fou. » La jeune femme survivra.

À l’École normale supérieure, Lévy a déjà le diable en tête. Un ancien se souvient : « Deux élèves venaient à la cantine avec de jolies femmes : Fabius en troisième année, Lévy en première année. » Il vit alors rue Monge avec un mannequin vedette, Isabelle ; des photos de Sarah Moon prises à l’époque montrent un visage très « swinging Sixties », entre Twiggy et Verushka, avec dans les yeux une promesse de vitesse et d’extravagance. Fulgurance pour fulgurance, Lévy ne cède pas sur les réussites académiques : il est reçu huitième à l’agrégation de philosophie, au premier essai. S’il fallait fixer le profil de Lévy sur un arrière-fond idéal, un âge de l’esprit, ce serait sans doute ce moment de vigueur juvénile où la vie est devant vous comme une prairie baignée de soleil. En France, un jeune homme a des foucades et se cherche des ennemis. Bernard-Henri Lévy n’en manque pas. Le personnage est parfois piégé par sa tentation du dandysme qui, somme toute, fut celle de nombre d’écrivains français au XXe siècle. Aragon était-il moins mondain quand il faisait salon chez Marie-Laure de Noailles, et Drieu quand il dînait chez Louis Renault ? Mais, autre époque, les caméras de TF1 n’étaient pas embusquées à la sortie. J’énumère devant Lévy les attendus les plus communs des procès qu’on instruit contre lui. Hypernarcissique ? « Je me déteste au moins autant que ceux qui ne m’aiment pas. » Réactif aux attaques ? « Ça m’est réellement indifférent. C’est presque physiologique : les articles désagréables que l’on écrit sur moi, je les lis mais je ne m’en souviens pas. » Sa marionnette des Guignols de l’info ? « Ça m’embête pour mon fils, avec un léger sentiment schizophrène : ça n’est vraiment pas moi. À l’époque de Sainte-Beuve, un écrivain était double : l’auteur et l’homme privé. Maintenant, on est trois : dans mon cas, en ce moment, l’auteur des livres, le monogame heureux et la caricature guignolesque. » Mais il n’est pas exclu que tout cela l’amuse, en vertu de cet humour secret que connaissent ses proches mais qu’il affiche rarement à l’écran.

Et puis il revient soudain sur son obsession des deux dernières années, l’affaire yougoslave. « Moi qui ai plutôt le goût de vivre, je suis chagriné par des événements récents. C’est une partie de ma vie. La deuxième mort de Sarajevo, la vraie victoire serbe, ce serait qu’elle devienne, par effondrement intérieur, une ville islamique. Si ce basculement-là advient, je romprai. » Il parle des derniers réduits républicains en 1938, de cette légende qu’il a cherchée dans la fin de siècle. En rafale, je lui soumets quelques entrées du questionnaire de Proust. Personnages historiques préférés ? « Malraux, Disraeli, Alcibiade, Hemingway. » Héroïnes dans la fiction ? « Volanges et Merteuil. » Un peintre ? « Piero della Francesca. » Un poète ? « Baudelaire, évidemment. » Qualité préférée chez un homme ? « La bonté. » Chez une femme ? « L’intelligence. » Les fautes pour lesquelles il a le plus d’indulgence ? « La peur. » Ce qu’il déteste le plus ? « La bêtise et la déloyauté. » Comment aimerait-il mourir ? « En prenant mon temps, surtout pas par surprise. » Son téléphone sonne. Lévy répond tel un boxeur maigre qui donne de l’effet au swing. Il est comme il est, électrique et prédateur, attentif et amusé. Sur le boulevard, des feuilles effleurent le trottoir : un tapis amer et pourpre, comme une vie faite pour être piétinée et vécue.


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