RICHARD LISCIA : On devine ce que vous pensez du jugement qui frappe Jacques Abouchar de dix-huit ans de prison.

BERNARD-HENRI LÉVY : Comme tout le monde, je suis épouvanté par la rigueur de ce jugement. Mais au-delà de l’indignation, il faut savoir ce qu’il signifie. C’est un chantage fait à tous les journalistes occidentaux. Désormais, ils doivent savoir qu’ils informent au péril de leur vie.

Certains disent que s’il n’y avait pas eu de campagne de presse en France, le jugement aurait été moins sévère.

C’est l’argument éternellement « collabo » que l’on entendait déjà du temps de Giscard et que l’on entend à nouveau aujourd’hui : à savoir qu’il faudrait parler le plus bas possible, surtout ne pas faire de vagues, les négociateurs patentés s’en occupent. Eh bien, c’est faux. Nous savons que, lorsqu’ils s’en occupent dans le silence des chancelleries, les portes des camps ne s’ouvrent jamais. Je crois au contraire que la chance d’Abouchar, c’est qu’on en parle le plus possible.

Donc Jacques Abouchar n’a pas commis une faute en traversant illégalement une frontière ?

Non, bien sûr. Il avait parfaitement raison de faire le point de vue des règles déontologiques de sa profession. La vraie question, en vérité, est : avons-nous, oui ou non, le droit de nous ingérer dans les affaires intérieures d’un État souverain comme l’Afghanistan ? Les Afghans et les Soviétiques disent que non et insistent sur la non-ingérence dans les affaires de l’Afghanistan. Moi je dis, à l’inverse, qu’il y a droit et même devoir d’ingérence.

Oui, quand le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se traduit par le droit des États à disposer d’eux-mêmes se traduit par le droit des États à disposer de leurs peuples, quand la souveraineté d’un État signifie la dictature de fer d’une minorité d’occupants sur une majorité d’occupés, je dis qu’il y a devoir d’ingérence. Il faut s’ingérer en Afghanistan, au Cambodge, au Chili, comme autrefois il fallait s’ingérer en Argentine. À l’opposé, vous avez l’argument munichois, c’était il y a quarante-cinq ans déjà, celui de la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays écrasés sous la botte hitlérienne.

Vous avez-vous-même traversé illégalement cette frontière ?

En effet, pendant l’été 1981, avec Marek Halter et Renzo Rossellini, nous sommes allés livrer des appareils radio en pièces détachées aux résistants afghans.

Vous avez apporté un soutien matériel à la résistance afghane ?

Oui, si vous voulez. C’était même dans mon esprit (n’ayons pas peur des mots) un soutien paramilitaire.

Vous avez donc couru un risque plus grand que celui d’Abouchar ?

Non, bien entendu. J’ai couru infiniment moins de risques. Et cela dans la mesure, déjà, où je suis resté moins de temps que lui en territoire afghan.

Racontez-moi votre voyage.

Cela s’est passé dans des conditions un peu rocambolesques. Nous étions déguisés en Afghans avec le turban et les vêtements traditionnels. La filière est connue : de Peshawar, au Pakistan, on passe dans les zones tribales qui se trouvent en sandwich entre les deux pays mais sont sous souveraineté pakistanaise. Pour le voyage, nous avions une escorte à laquelle nous avions dû fournir des armes, achetées sur les marchés de contrebande locaux. À Peshawar, déjà, nous avions pris contact avec un des groupes de la résistance et nous avions retrouvé les jeunes Afghans qui avaient été formés par des techniciens français à l’utilisation de nos équipements radio. Puis nous avons traversé la zone tribale en voiture, passé la nuit près de la frontière afghane, et il nous a fallu deux jours de marche, enfin, pour rejoindre les résistants.

On a du mal à comprendre qu’on est passé d’un pays à l’autre. Rien ne ressemble plus au Pakistan que l’Afghanistan. Je dois dire que la zone frontalière est déserte ; on n’y voit pas âme qui vive. Les Soviétiques jouent la carte de la désertification : les puits sont asséchés, les rivières détournées, et les villages évacués.

Notre escorte nous a mis en contact avec les résistants. Il y avait un rendez-vous de pris. Ils savaient que nous arrivions avec notre matériel. Notre venue avait été précédée d’une navette incessante entre les deux côtés de la frontière. La résistance et Peshawar échangent régulièrement du courrier.

Et comment êtes-vous rentrés ?

Pas par le chemin. L’Afghanistan est truffé d’espions. Et certains groupes de résistants se haïssent. Il circule de terribles histoires de vendettas et de trahisons de ce genre que Jacques Abouchar est tombé aux mains des Afghans.

N’est-ce pas plutôt parce que les Soviétiques sont devenus plus efficaces et qu’ils contrôlent mieux le pays ?

Je crois que les Soviétiques ne contrôlent pas grand-chose. Ils ne cherchent d’ailleurs pas à le faire. C’est le contraire du Vietnam. C’est une guerre relativement propre, livrée avec un minimum de moyens et de forces, et sans effort de contrôle réel du territoire. Les Soviétiques ont une stratégie qui n’est certes pas « meilleure » que celle des Américains au Vietnam, mais je dirai qu’elle est plus politique que militaire. Et c’est pourquoi l’arrestation de Jacques Abouchar est surprenante : il y a relativement peu d’affrontements directs, massifs. La stratégie soviétique, c’est, je vous le répète, de vider les campagnes, de grossir les villes, de construire des usines, d’organiser les aéroports, de moderniser le pays, de créer un prolétariat, bref de créer les bases d’une démocratie populaire. Ou, si vous préférez encore, de construire le socialisme.

Donc, ils vont rester longtemps ?

Je pense, oui. Surtout si les Occidentaux continuent à ne pas venir en aide aux résistants. Vous savez comme moi que dans les chancelleries occidentales il est d’ores et déjà entendu que l’Afghanistan fait partie de la sphère d’influence soviétique.

Pourtant, c’est une guerre qui coûte cher à Moscou.

Non, je suis persuadé que les pertes humaines et matérielle de l’URSS sont plutôt faibles. C’est une guerre d’un type tout à fait nouveau. Ce n’est pas le Vietnam ni l’Algérie. Ce n’est pas une guerre coloniale. Il s’agit de contrôler puis d’établir les bases d’un ordre social nouveau. Les Soviétiques ont le temps pour eux, en Afghanistan comme ailleurs.

Dans ces conditions, quelles sont les chances de la résistance ?

Je ne lui donne pas de très grandes chances dans l’état de privation tragique où elle se trouve. Les résistants sont armés de pétoires.

La CIA ne les aide pas ?

Je suis persuadé que non. À une époque, les Égyptiens ont envoyé des armes. Mais il fait bien comprendre que le Pakistan ne favorise pas les livraisons.

Vous n’êtes pas gêné par le fait que la résistance soit animée par des hommes dont la principale motivation est l’islam et qui pourraient un jour imposer un régime semblable à celui des ayatollahs en Iran ?

C’est faux. Il y a autant de différences entre l’islam afghan et l’islam iranien qu’entre le catholicisme romain et l’Église réformée ou orthodoxe. Le fossé est même beaucoup plus grand. Les résistants afghans prévoient la séparation de la Mosquée et de l’État. L’islam afghan n’est pas totalitaire, ce n’est pas un islam à ferment barbare. Je pense même que le mouvement de libération afghan est un mouvement qui, parce qu’il n’a pas de grand projet global, parce qu’il n’est pas unifié, ne présente pas le risque du totalitarisme après la libération comme au Cambodge ou ailleurs.

Les résistants afghans que j’ai rencontrés sont beaucoup plus démocrates que les hommes politiques que j’ai vus en Inde, par exemple, il y a une quinzaine d’années. Il y a une phobie égale pour l’ayatollisme et pour le soviétisme en Afghanistan.

Pour en revenir à Abouchar, vous croyez que c’est une condamnation « sérieuse » ou au contraire qu’il va être rapidement expulsé ?

Difficile à dire ! je crois – j’espère, surtout – que ce sera une condamnation de principe. Un chantage. Une façon de monter la barre des négociations. La cote du « marché » est aujourd’hui à dix-huit ans.

Et face à un tel régime, de quels moyens le gouvernement français dispose-t-il pour obtenir la libération d’Abouchar ?

Nous avons des moyens politiques. Je vous rappelle que la France n’a toujours pas reconnu la résistance afghane. François Mitterrand, candidat à l’élection présidentielle, avait pourtant promis de le faire. Et il y a aussi des moyens économiques. Les Soviétiques n’ont pas de quoi se nourrir, mais l’État soviétique est capable de produire les armements les plus sophistiqués. C’est l’Occident qui permet aux Soviétiques de combler leur déficit alimentaire. C’est un domaine où l’Occident dispose d’une marge de manœuvre réelle.

Je suppose que vous allez continuer à militer pour l’Afghanistan ?

Sûrement. Je ne suis pas du genre, bien évidemment, à céder au chantage. Et l’arrestation d’Abouchar m’encourageait plutôt à développer mon action. Je compte dans les prochains mois, avec Marek Halter, lancer un appel pour l’achat de nouvelles radios libres pour les résistants afghans.

Vous parvenez à concilier vos activités de militant avec celles du philosophe et de l’écrivain ?

Pour moi, le succès littéraire n’a de sens et d’intérêt que dans la mesure où il me permet de m’exprimer avec plus de poids, d’autorité, d’efficacité sur les grands sujets qui me tiennent à cœur. Ça s’appelle être un écrivain engagé.


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