C’est un séducteur aux libidos successives, un équilibriste de haute volée, un conquistador vorace qui s’est fait star comme d’autres se font moines, un chercheur d’or infatigable en quête de nouveaux filons et de nouveaux frissons, mû par ce constant désir de voir s’élargir l’horizon. Aujourd’hui, c’est la peinture qui tient le philosophe Bernard-Henri Lévy en haleine. Il vient de réussir une superbe OPA sur le monde de l’art. Seul, pendant deux ans, il a fait son marché, rencontré les artistes, dragué les musées, fait la danse du ventre aux collectionneurs, maté les assureurs et leurs tarifs prohibitifs pour réunir cent quarante œuvres à la Fondation Maeght sur le thème Les Aventures de la vérité. Pourquoi ce rendez-vous ? « Tout simplement parce que, depuis les Grecs, la peinture et la philosophie parlent de la même chose, du beau, du vrai, du bien, et que je ne connais aucun philosophe qui n’ait eu, un jour ou l’autre, la tentation d’organiser ce face-à-face », explique-t-il.
Une entreprise pharaonique
À l’origine de cette entreprise pharaonique, une conversation, sur un coin de table, avec le directeur de la Fondation Maeght, Olivier Kaeppelin. « Nous parlions de choses et d’autres, se souvient ce dernier. Nous échangions des idées. Et puis Bernard-Henri s’est mis à disséquer les relations entre peinture et philosophie, racontant comment chaque discipline saisit, à sa manière, l’énergie vitale du monde. Il en parlait comme d’une épopée, d’une nouvelle aventure de l’esprit dans la pure tradition de la Fondation. Nous tenions notre expo. » BHL se met alors à l’œuvre pour montrer comment peinture et philosophie dialoguent, comment elles se mettent au service l’une de l’autre, se fécondent, s’autocélèbrent ou s’entredéchirent. « Il arrive parfois que la peinture soit terrassée par la philosophie, quand le cerveau l’emporte sur la main, quand l’idée est plus importante que la mise en œuvre. C’est le goût du monochrome, du ready-made, de l’art conceptuel. Et puis, à l’inverse, il y a des moments où la peinture en sait davantage que la philosophie. C’est le mouvement cubiste, par exemple. Capable d’aller chercher la vérité jusque dans les entrailles des choses. Il parvient mieux que la philosophie à pénétrer le secret des âmes », explique-t-il, pédagogue. Toile après toile, BHL découpe cet affrontement en sept séquences qu’il avait commencé par appeler « stations ». Sept stations, donc, comme la moitié d’un chemin de croix où les deux disciplines se livrent combat.
Il lui faut les tableaux métaphysiques de Giorgio De Chirico qu’il trouve à Genève, la Crucifixion de Bronzino face au Crisis X de Jean-Michel Basquiat, La Cène de Philippe de Champaigne opposée au Supper d’Anthony Goicolea, le portrait d’Héraclite par Giacometti, la Crucifixion de Jackson Pollock. BHL enrichit l’exposition d’un livre de quatre cents pages, fougueux et juvénile. Il raconte comment il a chevauché les continents avec la rage d’un Tarass Boulba. Cette aventure qui devait rester intellectuelle se double d’un séisme spirituel inattendu : soudain, en pleine organisation de cette exposition, comme sur le Golgotha au moment de la crucifixion du Christ, le voile du Temple se déchire.
Un happening extravagant
Dans le cas de BHL, cette déchirure n’est pas une métaphore : sa sœur Véronique lui annonce qu’elle va se convertir au catholicisme. Il est sonné. « La conversion de Véronique me trouble et me bouleverse, moi juif, si intensément habité par le mystère du nom juif. Le nom de Véronique devient alors un attracteur de sens vertigineux. » Véronique, c’est cette femme qui a essuyé avec un tissu le visage du Christ à la sixième station, qui n’a jamais été mentionnée dans les Écritures mais qui, en revanche, n’a jamais cessé d’être représentée dans la peinture. Véronique et son voile deviennent le nœud de l’ensemble du montage. Il lui faut Le Voile de sainte Véronique, de Murillo, La Mélibée, de Picabia, les Studies of Jackie, d’Andy Warhol, ou Le Linge plié, d’Antoni Tàpies. Un travail de titan pour un happening extravagant, que BHL aurait pu gâcher d’un coup d’ego de trop en montrant par exemple le film que son ami Francesco Vezzoli a réalisé de lui avec Sharon Stone en 2002 pour la Biennale de Venise.
Mais il a résisté, tel le Christ dans le désert, à la tentation de montrer son image. « En plus, le film aurait tout à fait trouvé sa place », concède un Lévy plus austère que jamais en pantalon, chemise et pull-over, le tout noir comme un manifeste dadaïste. BHL a mis au point sa stratégie : il ne fera pas le beau. Pour tordre le cou à ses détracteurs qui l’attendent au tournant, prêts à conspuer celui en qui ils ne voient qu’un narcisse opportuniste, ou un dandy autocentré. Pour donner raison à François Mitterrand, qui écrivait dans L’Abeille et l’Architecte : « Je ne m’inquiète pas de ce goût de plaire qui l’habite et l’entraîne aujourd’hui hors de son territoire. Quand il s’apercevra qu’il possède lui-même ce qu’il cherche, il reviendra à sa rencontre. » Le voilà donc au pied du mur.
BHL s’est constitué son « musée tout court »
D’ailleurs, il a choisi un sujet qui l’empêche de faire le malin : la peinture. On peut s’improviser écrivain, philosophe, cinéaste, « peace maker » en Libye, mais s’improviser peintre, c’est une autre paire de manches. Dieu sait que BHL, en homme libre qui ne dépend de personne, qui a besoin de peu de monde et qui n’a plus grand-chose à prouver, n’a jamais eu peur des défis, n’a jamais reculé devant aucune de ses pulsions expérimentales ni aucun de ses désirs les plus fous, n’a jamais hésité à se prendre pour l’épigone de Malraux, de Hemingway ou du Che, mais, là, il s’arrêtera net et ne prendra pas le pinceau pour faire comme Picasso.
Que se passe-t-il ? Celui qui fut le plus beau décolleté de Paris change de peau, comme s’il faisait une purge. Certains font le chemin de Compostelle. Lui organise une exposition sur les aventures de la vérité. Fatigué de flirter avec le monde des idées, il décide aujourd’hui de se colleter physiquement à elles. Cette mue a-t-elle un nom ? La maturité ? « À 64 ans, il serait temps », dit-il en se moquant. La volonté de laisser quelque chose de tangible ?
« Après trente livres, est-ce que la cause n’est pas entendue ? » L’envie de s’effeuiller pour se trouver soi-même. « Peut-être », répond-il, malicieux. À la veille de l’inauguration de l’exposition, BHL arpente les murs de la Fondation… André Malraux avait constitué son « musée imaginaire ». BHL, lui, a fait mieux : il s’est constitué son « musée tout court », à Saint-Paul-de-Vence, à deux pas de sa maison située sur les remparts. Pendant quatre mois, les soirs d’insomnie, il pourra emprunter le chemin Sainte-Claire, s’arrêter à la petite chapelle des Gardettes et venir humer les œuvres en même temps que l’odeur des figuiers et des chèvrefeuilles.
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