Chacun entre comme il peut dans l’heure des comptes. Certains de plain-pied, d’autres de guingois, par une alerte, des signes avant-coureurs. Soudain, un matin, tout un système de réactions au monde, aux autres, à soi-même, ne produit plus ses effets protecteurs. La crise, une crise au moins, est là, embusquée, qui vous attend au tournant, ricanant, au fond de vous, de vos efforts maladroits et désordonnés pour lui échapper ou la retarder encore.

Bernard-Henri Lévy est en crise, ou tout comme, et son dernier livre, Comédie, en multiplie les offres de lectures, même si l’auteur lui-même, c’est bien normal, refuserait sans doute cette impression donnée. Après l’échec de son film, au printemps, et la moquerie du milieu – qu’il appelle son « bide-bang » –, après ce méchant coup porté à une carrière, Bernard-Henri Lévy est parti s’installer quelques mois à Tanger, comme on file en exil, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à respirer et à réfléchir.

« Libre ? Loin de Paris. Affranchi de leur regard. Je les connais si bien. La comédie. La perfidie. Ces gens qui vous serrent la main comme s’ils vous prenaient le pouls. » Le livre commence ainsi, et va de même jusqu’au bout, blessé, lucide, avec tout à coup des pages de mauvaise foi et de rebuffades, deux accès de vanité entre des plages de sérénité, annonçant peut-être une paix possible, pour une suite de vie.

Le prétexte du livre ? BHL rumine dans les rues de Tanger, qu’il observe à peine, sans réelle curiosité, une ville qu’il connaît bien, pour y avoir éprouvé trente ans plus tôt le vertige de ses brillantes certitudes de jeune « philosophe libertin ». Il a donné rendez-vous à son ancien prof de Normale sup – son « vieux maître » – qui vient d’arriver pour tout autre chose que les doutes de l’écrivain. Hasard ? Nécessité ? Le prof est le dernier survivant de « la génération des saints patrons », Althusser, Barthes, Clavel, Foucault… Le seul, surtout, qui se soit toujours méfié de son élève, qui l’ait regardé se perdre dans l’époque, dans le succès, peut-être dans la facilité. « Mon pire ennemi, ou peu s’en faut », note BHL.

Et chemin faisant, un peu comme un rescapé recense ce qu’il a pu sauver d’un naufrage, il tente de faire le point, d’évaluer la distance prise entre le milieu et lui, entre le passé et lui, entre son œuvre et lui. Mais, comme il n’en est encore qu’aux premières semaines d’une sorte de convalescence douloureuse – et dont on sent, à ses réticences même, qu’elle se prolongera –, sa pensée, et donc ses pages, vont cahin-caha, et c’est ce qui en fait l’intérêt. Tout s’y télescope un peu, malgré l’extrême maîtrise et les artifices, parfois, du récit : les souvenirs de Normale sup, les ambitions anciennes, la bonne fortune des « nouveaux philosophes » en 1977, les malentendus avec Paris s’entremêlent aux coups de griffes bien ajustés contre les confrères, Régis Debray ou Marguerite Duras, avec l’écœurement de se sentir si mal aimé, reconnu et détesté pour ce qu’il affirme ne pas être.

Comédie, c’est l’aveu, lourd et lent, d’un homme si mal préparé à cet exercice que l’obligation de la confession, l’introspection, et leurs conséquences imprévisibles ne lui seront pas épargnées. Il le sent, l’écrit même, mais cet indispensable travail lui est pénible. Souvent, d’ailleurs, il s’échappe, avec les arguments des vies d’écrivains qui lui sont chères, celles de Baudelaire, de Kafka, de Flaubert, surtout de Romain Gary. En littérature, il ne faut pas parler de soi ! Lui ne sait pas, et l’explication de son incapacité, ses appels – encore – à son intelligence, à sa culture pour retarder l’échéance sont étourdissants.

Ses amis l’ont supplié, comprend-on, de tomber le masque, de jouer l’émotion comme l’exige l’époque, d’écrire un livre comme beaucoup d’autres le font, avec son petit tas de secrets, d’aventures et de voyages. Il se cabre, et sa démonstration le pousse à se quereller même avec les vieilles mythologies littéraires de Tanger. Mais Comédie est un livre de salves à blanc, plutôt de salves hors d’usage, qui ne portent plus, et le promeneur solitaire de Tanger l’admet au fil des lignes. Un avenir s’amorce, avec d’autres flèches, d’autres œuvres, peut-être plus généreuses, ou plus dépouillées, qui sait ? Trop tôt encore. Le ciel s’entrouvre, sur ce qu’il faut bien nommer une maturité, puis s’obscurcit aussitôt.

En nous en faisant les témoins, BHL accouche sûrement d’un âge d’homme, mais bigre que c’est dur ! Des pages butent sur les instants de dépit d’ex-jeune homme gâté ; elles se heurtent souvent à l’échec du film – décidément du fait des autres. Le débouché n’apparaît qu’après, fragile encore, incertain.

Livre bric-à-brac, forcément sincère chez un écrivain qui reconnaît tout contrôler, jusqu’à la manie, de ses écrits avant parution. Exemple, surtout, d’une thérapie de soi, avec soi seul pour praticien, que beaucoup d’autres, aussi en vue, aussi coupables des malentendus médiatico-philosophiques des trente dernières années, n’ont pas entreprise. Il n’est pas indifférent que ce soit lui qui s’y colle. Bien sûr, il y met encore son vif orgueil, et sa manière parfois hautaine. Mais il y a le prof qui l’attend dans un hôtel d’exil, comme si BHL s’était inventé là un personnage de censeur, une borne pour contenir ses escroqueries intimes.

Alors, il tourne en rond, et nous avec lui, client rétif. La mue est difficile, mais quelque chose se passe dans ces pages. La recherche d’une vie après tant d’années de succès soudain sanctionnées par l’échec. La rude découverte d’une modestie, et de ses règles : silence, renoncements… L’écrivain à sa table, et advienne que pourra ! N’attendre que les livres à venir, quand la crise s’estompera, sous la surveillance symbolique du vieux maître. L’obligation pour cela de devenir un autre, celui que lui-même ne connaît pas encore, mais qu’il lui faut absolument rencontrer. Comédie livre un premier état des fouilles. On y sent l’auteur affairé et un peu éperdu, sans expérience de la pelle. Soufflant, éructant, mais courageux. Chassant, en plus, quelques sanglots du revers de la main.


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