Mais si ! Les hommes publics ont un cœur, et des larmes coulent sur leurs joues d’airain ou de papier glacé lorsqu’une bourrasque médiatique déboulonne leur statue. Pour preuve, après celles d’Alain Juppé et de Daniel Ducruet, voici la supposée sincère confession de Bernard-Henri Lévy. « Je souffre donc je suis votre frère, digne à ce titre d’être aimé et non seulement envié ou brocardé. » Oyez, lecteurs, cette friande nouvelle ! BHL l’insolent, le solaire, l’impavide, BHL est à genoux. Noblement, certes, son beau profil tourné vers l’automne où tremblent les ors des prix littéraires, mais à genoux néanmoins, et même un peu plus bas. Qu’on se le dise, et qu’à défaut de visionner Le Jour et la Nuit, honni responsable de son présent désarroi, à défaut de s’émouvoir devant l’œuvre grave dispensatrice de sourires généralisés et pour ce promptement retirée des salles obscures, à défaut donc, qu’on ouvre Comédie et plus jamais, séduisant penseur, on ne médira ! On ne se couche pas sur le divan d’un psychanalyste ou les feuillets d’un livre pour passer le temps ; d’ailleurs, c’est bien connu, les gens célèbres n’ont pas de temps. On s’expose et s’effeuille comme oignon sous le couteau de la confidence dans l’espoir de guérir. Des rires, de la cruauté publique, de l’infortune privée, mais surtout des rires de soi. La grande affaire de BHL, c’est l’ego. Le « Moi » ou, pour son bonheur et son malheur, la multiplicité et l’indiscipline de ses Moi. Avouons-le, les fées l’ont gâté. Le front haut, la pensée déliée, les dents et l’ambition carnassières, le génie de prendre les vents montants, la passion du combat d’idées, commode substitut au combat tout court. Pareils talents créent des obligations. Innover, étonner, créer sans répit l’événement pour forcer l’admiration. Voilà le fougueux normalien devenu coureur de haies littéraires, marathonien idéologique. Parcours sans faute, avec son délectable cortège de flatteurs et de jaloux. Jusqu’à la peau de banane sous le pied du fieffé veinard à qui Cohen écrivait : « Salut, prince de Samarie », au faux pas qui mène notre BHL favori sur le cul : c’est le « bide bang » de Le Jour et la Nuit. Rien de plus, rien de moins. Défait au sens premier du terme, errant parmi les ruines de ses certitudes, le cinéaste incompris fouit son chaos en quête de ses racines, de son essence. Sous BHL, Lévy ; sous Lévy, Bernard-Henri ; sous Bernard-Henri, Bernard. Marionnette, moi profond, moi politique, moi social, statue intérieure, moi plus que profond… Comme Proust, Cocteau, Aragon, Malraux, Gary, surtout Gary. Rien de plus, rien de moins. En dépit de sa suffisance, la démonstration est brillante et si, à force de prolixité elle ne finissait par lasser, on songerait à la virtuosité de Sosie dans l’Amphitryon de Molière, ou au narrateur se chamaillant avec son sexe dans Moi et Lui de Moravia. Comédie pourrait s’appeler « Le Bal des Moi » ou, plus réaliste, « La Guerre des Moi ». Car si tout écrivain cache ses identités gigognes, leur somme dûment étiquetée dans les librairies ne fait pas un auteur serein. Les Moi se snobent, se vampirisent, se débinent mutuellement. BHL n’en peut plus de cette turbulence intérieure. Comment retrouver son intime vérité quand on hésite même à se reconnaître dans la nudité de l’échec ? La fuite en avant, la « tentation Ajar », un pseudonyme pour renaître vierge des illusions perdues ? À quoi bon repartir à l’assaut des moulins, et puis n’est pas Gary qui veut. Reste le plus direct et le plus à la mode, le « Bas les masques ! », la transparence, le grand rendez-vous avec soi-même.
Nous voici donc à Tanger, ville éminemment fantasmatique et littéraire, où Lévy n’est pas revenu depuis trente ans. Son ancien professeur de philosophie à Normale y séjourne. Dans le désordre des ruelles et de ses souvenirs, BHL marche vers le « vieux maître » qui l’a formé. Mais au lieu de ce mentor, c’est l’adolescent qu’il était et s’est tant acharné à rester, c’est l’heureux d’hier et le vaincu d’aujourd’hui qui, escorté de la foule des visages et des livres aimés, se presse à sa rencontre. La promenade ressemble au promeneur. Le narcissisme de BHL s’y retrouve en agaçante fatuité, son tropisme provocateur – tendance gaffeuse – en formules discutables – « La sérobêtisité contemporaine »… Mais pourquoi toujours railler ? La méchanceté est un art bien français qui occulte à dessein l’émotion. Derrière les emphases et les dérives de Comédie se dessine un homme véritablement attachant, pense d’autant mieux qu’il se flatte moins et dont la plume a des élans, des poésies, des vibrations qui font pardonner ses complaisances. « On fait la guerre, tant qu’on peut, avec ses fictions – et après avec ses aveux. »
Que les nostalgiques d’un Solal triomphant se rassurent : après cet « arrêt sur destin » le grand blessé Lévy reprendra du service. Il aime trop la comédie de notre monde pour s’en priver longtemps.
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