L’Europe est née d’un pari sur l’efficience des idées et sur ce que les linguistes appellent leur caractère « performatif ». Mais, depuis que la civilisation européenne a pris la forme d’une communauté de destin, la force des idées ne s’est pas manifestée si souvent.
Dans une séquence particulièrement dramatique pour la vie de mon peuple, l’écrivain et philosophe français Bernard-Henri Lévy vient de donner une preuve significative de la force des idées et de la grandeur des convictions quand elles sont assumées jusqu’au bout et prennent le risque de se transformer en actes.
Contre tous les défaitistes coalisés et résignés à reculer devant Poutine, cet intellectuel européen est au rendez-vous de la lutte de délivrance de l’Ukraine renouvelée.
De son premier discours sur le Maidan de Kiev jusqu’au meeting qu’il a organisé, vendredi dernier, dans un cinéma de Saint-Germain des Prés en passant par la rencontre qu’il a aussi organisée, le même jour, entre son Président François Hollande et les principaux représentants des forces démocratiques ukrainiennes, Bernard-Henri Lévy n’a ménagé ni sa peine ni son temps.
Sans tergiverser, il a rappelé que la pensée et l’action ne s’opposent pas, mais, dans certaines circonstances exceptionnelles, peuvent se conjoindre et additionner leurs forces.
C’est lui qui, ayant compris dès le début, ce qui se jouait à Kiev, a tendu une main fraternelle à tous les Ukrainiens qui rêvent d’une Ukraine libre ; c’est lui qui a relayé, dans toute l’Europe et aux Etats-Unis, la parole des principaux ténors de l’opposition à Ianoukovitch ; c’est lui qui, après avoir convaincu les plus hautes autorités de la République française d’afficher une position de fermeté face à Poutine et à son allié, a permis à deux des candidats à la présidentielle ukrainienne de s’entretenir longuement, la semaine dernière, à Paris, avec le président de la République française et son ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius.
Notre dette à son endroit est donc considérable.
Cet homme s’inscrit dans la haute tradition des combattants de la liberté: la Résistance à l’Occupant nazi en France, pendant la Seconde guerre mondiale ; le Printemps de Prague ; la dissidence à l’oppression et au mensonge soviétiques…
Et je veux lui redire, ici, comme je l’ai fait la semaine dernière, dans la Cour de l’Elysée, la gratitude du peuple ukrainien: sa détermination aura été décisive ; elle nous renforce dans notre volonté de tenir nos positions dans la bataille qui s’annonce ; en contrant la propagande poutinienne, elle a entravé les mauvais génies qui veulent, en s’attaquant, aujourd’hui, à la Crimée et, demain, à quelque marche orientale et russophone de l’empire russe, de disloquer notre nation et, au-delà, l’Europe.
Mais le geste de celui que les habitants de Kiev n’appellent plus, désormais, que «Bernard» m’émeut et m’oblige pour des raisons plus intimes encore.
Je suis, comme lui, l’héritier et le disciple d’un grand philosophe européen, Lituanien de naissance et Français d’adoption, profondément enrichi par la culture russe: Emmanuel Lévinas (1906-1995). Il nous est difficile de passer sous silence le fait qu’il a fait ces études au gymnase a Kharkiv et fut témoin de la premiere guerre mondiale et de la révolution bolchévique en Ukraine.
Je suis, comme lui, redevable à ce philosophe de m’avoir rendu tangible la double dette de notre civilisation envers la Bible et envers les Grecs – envers Jérusalem et envers Athènes.
Cette fraternité d’armes lévinassienne est l’ultima ratio, je crois, de notre combat partagé.
Par-delà les vicissitudes de l’heure et les risques de l’histoire, par delà la part de confusion du combat mené aujourd’hui et par delà son éminente clarté, notre commune appartenance à ce qu’il a appelé, un jour, la « génération Levinas » nous enjoint de contribuer, ensemble, à l’édification d’une authentique république européenne, fraternelle et confiante dans son héritage humaniste.
Cet héritage, Bernard en a senti, je le sais, le souffle vivifiant sur le Maidan, lors des deux discours qu’il y a prononcés devant une foule épuisée mais heureuse de voir un intellectuel de l’autre Europe lui témoigner sa solidarité avec tant de force et d’éclat.
Cet héritage qui confère aux nations les plus fortes du Vieux Continent la charge et la garde de ce que Kundera, dans un texte célèbre, a nommé les « petites nations », c’est-à-dire les nations fragiles, vulnérables, il s’en veut, comme moi, le continuateur et le témoin.
C’est cela que nous avons en commun.
C’est cette cause que, sans nous connaître (lui depuis sa revue parisienne, moi depuis mon université et la maison d’éditions, L’Esprit et la Lettre, qui y est rattachée), nous portions parallèlement.
Et c’est ce combat que nous mènerons ensemble, j’en suis convaincu, dans les mois et les années qui viennent à travers le Forum Europe-Ukraine dont nous avons conçu le projet.
Pour tout cela, je lui dis ici, comme il l’a fait lui-même à Kiev, la fraternité du peuple du Maidan et de ses libres esprits.
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