Brillant romancier des Derniers jours de Charles Baudelaire, Bernard-Henri Lévy revient à l’idéologie par un récit à double voix, film en quatre épisodes à la télévision et livre de 500 pages chez Grasset. Il a travaillé pendant des années sur ces Aventures de la liberté menées, d’Émile Zola à Louis Althusser par les intellectuels français. : « Ce fut une longue pérégrination, dans l’espace et dans le temps, dans les têtes et dans les livres ».

Le cinéma, seul, ne peut tout dire, tout montrer, d’où l’édition : « Comment filmer un rendez-vous manqué ? interroge BHL. Comment figurer sur un écran, une première mort ou une postérité ?… Simplicité de l’image, complexité du livre. Inévitables raccourcis de l’image, retouches par la littérature. »

« L’intellectuel ce prêtre… »

Quel bonheur que ce texte soit proposé aux lecteurs. Avec intelligence et conviction Bernard-Henri Lévy mène une éblouissante enquête pour laquelle il utilise des « conversations » (le terme, finalement, est plus beau qu’interview), des notes, des à-propos mais également un savoureux « dialogue avec moi-même sur la question Cocteau », un souriant « rapport partiellement imaginaire – établi le 1er janvier 2001, à la demande du ministère de l’individu et des comportements » sur Philippe Sollers (« Faute qui vous inspire le plus d’indulgence ? L’amour que l’on me porte »), des lettres, enfin, à Régis Debray : « Ce dont je ne suis pas sûr, personnellement, c’est que nous parlions de la même chose quand nous prononçons toi et moi (ou d’autres) les mêmes mots et que nous nous retrouvions donc, miraculeusement, sur la même ligne ».

Bernard-Henri Lévy qui se dit arrivé à son « âge d’homme » a entrepris son colossal travail au moment même où, après « l’effondrement d’un monde », surgissent des puissances nouvelles : « de l’agonie communiste au réveil de l’Islam. D’un intégrisme, l’autre ». Dans ce chambardement les intellectuels habitués souvent au « jusqu’au-boutisme » abusif de leurs convictions sincères mais sectaires, ont, dans l’ensemble, accepté le droit à l’erreur sinon celui au partage. Rien n’était aussi simple qu’on l’imaginait chez les communistes, les « maos » ou, antérieurement, chez les barrésiens, à l’Action Française.

Faisant l’état des lieux, Bernard-Henri Lévy ne prend pas le scalpel à la place de la plume. Homme de méthode, il rejette la « Théologie de l’histoire objective » pour s’exprimer cœur à cœur, avec ses convictions, tel qu’en lui-même la culture et la vie l’ont fait, sans négliger des anecdotes, des phrases significatives que le romancier a dénichées dans le travail du philosophe. BHL vibre. Il argumente avec passion. Il ironise. Il défie. Lui, l’inconditionnel d’hier, accorde aujourd’hui ses circonstances atténuantes. L’intellectuel n’est plus à ses yeux un censeur péremptoire : il analyse. S’appuyant sur l’exemple-type d’Emile Zola à propos de l’Affaire Dreyfus il le présente comme « l’intermédiaire entre le Juste, le Vrai, le Bien et l’espace de la Cité. La Cité d’un côté ; le Juste, le Vrai, le Bien de l’autre… Un espace profane ; un ciel d’idéalités ». Il ajoute, ce frère en aube blanche : « l’intellectuel, ce prêtre ».

Le propos est courageux car il n’est jamais bon de remettre en cause les idées reçues. Pourtant, la plupart des intellectuels engagés ont changé de cap à un moment ou à un autre. Barrès, Malraux, Gide, Aragon, Camus, Sartre, Mauriac : « Tous les écrivains du XXe siècle, les grands, les gros, se sont, un jour ou l’autre, installés quelque part. Ils ont erré. Tâtonné. Ils ont essayé un territoire. Un autre. Un beau matin ils ont trouvé. Et, à la façon de ces divas qui, après avoir cherché leur voix, fait leurs gammes et leurs vocalises, trouvent enfin l’accord parfait, ils ont décidé de s’y tenir ».

Léon Blum en visite à Charmes

Le plus bel exemple de ces « accommodements » donné par Bernard-Henri Lévy concerne Maurice Barrès. Les deux articles qu’il lui consacre sont brefs mais denses. Il observe que la première partie de son œuvre a séduit de fortes personnalités comme Léon Blum et Proust, Mauriac et Cocteau : « Il faut relire Blum surtout, bouleversé d’aller passer huit jours à Charmes, village natal de l’écrivain, et d’avoir ainsi “l’honneur insigne de respirer pendant une semaine la même atmosphère que Maurice Barrès” ».

Avec élégance BHL note à propos du tardif enracinement lorrain : « Barrès si l’on veut s’est fait une tête de nationaliste et un visage de paysage ». Il demande pourquoi et répond par une phrase de l’écrivain : « Je n’aime plus le banquet de la vie, au milieu du repas j’ai perdu l’appétit ».

Plus loin, l’auteur des Aventures de la liberté revient sur le mystère des « intellectuels aux visages multiples et sur le mystère plus épais encore de celui de ces visages que la postérité retient ». Drieu La Rochelle, Malraux, Cocteau, Sartre, Aragon, Raymond Aron, Althusser « le dernier des maîtres » lui permettent de démontrer avec brio qu’on « ne badine pas avec son double », surtout s’il est un des enjeux de l’évolution de la société : « Amis, ennemis, le même héritage nous possède. Qui saura l’assumer ? S’en libérer ? »

Nous avons grand besoin d’intelligences sensibles comme ce Bernard-Henri Lévy de haute volée qui réussit avec ce livre de réflexion le vrai roman d’un siècle de culture en France.


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