Pourquoi un film ?
« L’idée du film est venue tard. Lorsque j’entre pour la première fois dans cette terre inconnue qu’est pour moi la Libye en feu, je n’ai qu’une idée : agir, faire, essayer, si je le peux, d’aider à stopper le massacre en cours. Alors un film… je suis à cent lieues d’avoir l’idée d’en tourner un… Celui qui a l’intuition du film, c’est le photographe qui m’accompagne, Marc Roussel. Il ne dit rien. Mais, avec un drôle d’appareil photo qui a la propriété, sans que personne s’en aperçoive, sur simple pression d’un bouton, de passer en mode caméra, il filme les moments qui lui paraissent sortir de l’ordinaire. À l’arrivée, Le Serment de Tobrouk : ce film d’aventure racontant l’histoire d’une poignée de Français qui se donnent un mal de chien pour contribuer à la libération d’un peuple et tenter de porter haut les valeurs de leur pays. »
France libre ?
« Il y a une chose que les Français ne savent pas assez. C’est que La “France libre” a pris corps ici, dans ces sables de Libye, avec l’épopée de Leclerc. Elle naît à Londres, bien sûr, avec le général de Gaulle. Mais elle renaît à Koufra, cette oasis libyenne où elle remporte sa première vraie victoire militaire et où une poignée de Braves font le serment de ne pas déposer les armes tant que le drapeau tricolore ne flottera pas sur la flèche de la cathédrale de Strasbourg. Mon titre, Le Serment de Tobrouk, vient de là. C’est un hommage au Serment de Koufra et à la France libre. »
L’ingérence et l’admiration
« Qu’est-ce qui fait courir un homme ? En la circonstance, il y avait une idée, celle du devoir d’ingérence. C’est-à-dire l’idée, en gros, qu’il n’y a qu’une condition humaine, que le droit est universel et qu’un dictateur ne peut se prévaloir de sa “souveraineté” pour noyer son peuple dans le sang. Cette idée a été formulée, à la fin des années 1970, par des gens comme Bernard Kouchner, Jean-François Revel ou moi-même. Pendant trente ans, le concept était bien formé, mais les chancelleries, les pesanteurs étatiques bloquaient. Et, là, pour la première fois, ça marche ! J’ajoute, et je n’ai pas de gêne à le dire, qu’un autre moteur, pour moi, est l’admiration que je porte à de grands aînés. André Malraux, bien sûr. Mais aussi George Orwell, Ernest Hemingway, Romain Gary. Tous ces écrivains qui ont pensé que les idées sont faites pour être non seulement écrites, mais vécues et transformées en actes. J’ai commencé ma vie par un acte de ce type. J’avais un peu plus de 20 ans. Et, à l’appel, justement, de Malraux, je suis parti pour le Bangladesh comme, là, pour la Libye. »
Une bataille gagnée
« J’ai un peu plus de 60 ans et je n’avais, du Cambodge au Darfour en passant par la Bosnie, mené, au fond, que des batailles perdues. J’avais la tête pleine de visages de vaincus. J’étais hanté tous ces pauvres gens croisés sur tous les théâtres du malheur, à qui j’ai tant voulu redonner espoir ou, à travers mes livres, un peu de dignité, et que la grande broyeuse, c’est-à-dire l’Histoire, a anéantis. Eh bien ce film allait être leur revanche. Si j’aime la guerre ? Bien sûr que non. Mais j’aime l’action. J’aime ce sentiment de participer à quelque chose de plus grand que soi. J’aime ce moment, toujours si bouleversant, où un combattant, un simple paysan, un homme humble, devient soudain plus grand que soi. Non, je ne me prends pas pour Lawrence d’Arabie ! Je fais juste le boulot. C’est vrai que j’ai été amené à écrire des textes pour des responsables libyens ou à exhorter des chefs de tribus à l’unité. Mais cela était requis par cette idée qui ne me lâchait pas : faire chuter l’une des plus longues, des plus implacables, dictatures contemporaines. Et puis, je vais vous dire, dans la scène où l’on voit une foule en liesse agiter des drapeaux français tandis que je prononce un discours, ce n’est bien sûr pas moi qu’on acclame (ces gens ne me connaissent pas), c’est la France. Eh bien cela m’a bouleversé. Dieu sait si je ne suis pas chauvin et si j’ai le nationalisme en horreur, mais j’en aurais pleuré d’émotion. »
Sarkozy et les autres
« Cette histoire a marché sur le double crédit que me faisaient le président du CNT libyen et le président Sarkozy. Ce n’est pas si courant d’aller voir le chef d’une rébellion au bord de l’abîme, puis le président de la cinquième puissance mondiale, et d’être entendu par l’un et par l’autre. Les chars de Kadhafi fonçaient sur Benghazi. Et l’homme qui empêche le massacre s’appelle Nicolas Sarkozy. C’est comme ça. Et je tiens à le dire. Et je tiens à lui rendre cet hommage. Hillary Clinton et David Cameron étaient là aussi, bien sûr. Mais derrière Sarkozy. Ils le disent, très clairement, dans le film : c’est Sarkozy qui a montré la voie et ils étaient derrière lui. L’autre chose qu’ils disent tous, presque dans les mêmes termes, c’est ceci : ils avaient la Bosnie au cœur ; ils ont fait ce qu’ils ont fait parce qu’ils ne voulaient pas d’un nouveau Srebrenica ; c’est le point commun aux trois ; et commun, encore, avec les militaires français que j’ai interviewés et qui avaient gardé Sarajevo en eux, comme une sorte de brûlure. Des militaires à qui on demande, en Bosnie, de jouer les assistantes sociales sans avoir le droit d’intervenir, c’est un affront à l’honneur ! Eh bien l’affront a été lavé en Libye. Comme quoi mémoire et noblesse vont de pair. »
Le Rosebud
« Si j’ai passé ma vie à voyager dans des lieux exotiques et des guerres improbables, c’est aussi par curiosité. J’aurais pu en faire des romans, j’en ai fait des reportages. Je me sens perdu à Paris, je me retrouve à Kaboul, Karachi, Mostar ou Misrata. Et puis en Libye, il y a mon Rosebud. Car une aventure comme celle-là produit des effets de dévoilement. Et là, pour la première fois de ma vie, j’ai pensé à ce qui était le plus enfoui : un berger presque illettré qui accompagnait des troupeaux en transhumance dans le Maghreb – mon grand-père maternel. Et je suis moi-même devenu une sorte de transhumant international, le commis voyageur d’une révolution arabe. »
Changer le monde
« Dans ma génération, on a vraiment cru qu’on pouvait changer le monde. Et le fait est que je n’y ai jamais vraiment renoncé. Quand l’administration américaine flanchait, je suis allé plaider la cause de la révolution libyenne à New York. Je suis parti en Turquie acheter des lunettes à vision nocturne. Au Sénégal, convaincre le président Wade de se rendre à Benghazi. En Israël, avec la conviction que le sionisme n’avait pas le droit de tourner le dos à l’aspiration arabe à la liberté. J’ai tout mis en œuvre pour cela. Je n’ai fait que cela. Un écrivain, s’il ne se contente pas d’écrire des tribunes, peut faire bouger les choses. C’est ce que Malraux, encore lui, appelait “être sérieux”. »
Cannes et Le Flore
« La Libye est une guerre moderne, c’est-à-dire l’alliance des kalachnikovs et d’Internet. Je revois John Garang en 2000, le chef de la rébellion sud-soudanaise, assis en plein désert sous un arbre à palabres, ouvrant une valise satellitaire et se branchant sur Google pour savoir qui j’étais, pendant que les bombardiers de Khartoum vitrifiaient la région. La modernité, ce sont des combattants démunis, équipés d’armes antiques et, en même temps, le wi-fi. J’ai souvent observé comment ces situations de grande détresse sont aussi celles où le faisceau de l’histoire universelle s’arrête sur un peuple. Et il peut y avoir comme une nostalgie jamais avouée de ce moment héroïque dans l’histoire d’une nation. Avoir montré ce film à Cannes, c’est, pour moi, avoir fait que l’œil planétaire se pose de nouveau sur la Libye. Il y a aussi ce passage du film où l’on voit des officiers de la ville martyre de Misrata réunis au café de Flore, à Paris, pour concerter leur stratégie. Alors voilà. Qu’ait été dessiné sur une nappe du Flore le plan d’attaque de Tripoli, que, dans ce lieu de mémoire (Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Boris Vian…) ait été écrit le nom des villes qu’il fallait prendre, quelle revanche ! Quel pied de nez aux populistes de tout bord qui vont daubant sur l’esprit germanopratin et son irresponsabilité ! Saint-Germain-des-Prés, c’est bien. »
Une conclusion provisoire ?
« On ne pourra plus dire que les oppresseurs du monde arabe sont soutenus par l’Occident. Pour qui aura des yeux pour voir, la Libye sera désormais la preuve que les Occidentaux ne sont pas substantiellement les amis des dictateurs et les ennemis des peuples. “Les juifs et les croisés”, disait la propagande d’al-Qaida… Eh bien sans “les juifs et les croisés”, Kadhafi serait toujours là… Et c’est tout le logiciel mental des fondamentalistes musulmans qui s’en trouve déréglé… Il y a un moment, à la fin du film, où je vais au contact de djihadistes durs. Et je vois dans leurs yeux que le préjugé selon lequel un juif occidental représente le diable vient d’être invalidé par les faits. Dans l’ordre de l’esprit, c’est ça la leçon libyenne. Quelle sera la postérité de cette leçon, je ne sais pas. Vous trouvez que Le Serment de Tobrouk est un film où il y a peu de femmes ? C’est vrai. Mais c’est la réalité, hélas, de ce pays. J’ai tenté de dire, souvent, à mes amis libyens qu’un monde sans femmes est un monde irrespirable. Ils le savent. Ils l’entendent. Maintenant, sauront-ils faire, aussi, cette révolution-là ? Attendons. »
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