Bernard-Henri Lévy aime les comptes ronds. Un livre, un siècle. Avec Les Aventures de la liberté qu’il publie chez Grasset – ouvrage doublé de quatre films-documents sur A2 – il livre « une histoire subjective des intellectuels », de l’Affaire Dreyfus au réveil de l’Islam. L’essai s’ouvre sur un entretien avec Claude Simon dont l’engagement ne se calque guère sur son travail d’écrivain, et s’achève sur un hommage à Louis Althusser que Bernard-Henri Lévy considère comme « le dernier des maîtres ». Prophète inspiré ou prince manichéen, l’auteur, en dressant les portraits (subjectifs) de Maurice Barrès à Roland Barthes en passant par Romain Gary, Drieu La Rochelle, Bataille, Picasso ou Malraux, vise un double objectif : déterminer la responsabilité qui incombe aux intellectuels de ce siècle (ils se sont pratiquement tous trompés) et esquisser sa propre biographie. Une enquête constituée de carnets, notes, réflexions, entretiens qui, pêle-mêle, suggèrent les modèle d’intellectuels qui nous font aujourd’hui défaut.

Invité par l’Université Lumière-Lyon II et la FNAC, l’auteur du Diable en tête sera à Lyon demain. Entretien au saut du lit.

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Vous êtes quasi-intouchable : vous écrivez romans, essais, vous êtes directeur de la revue La Règle du jeu, vous faites de la télévision, vous avez le projet d’un film, vous venez de prendre la présidence de la Commission d’avance sur recettes au Centre National du Cinéma (CNC)… Comment faites-vous pour déployer autant d’énergie ? Avez-vous pris ce matin un petit déjeuner vitaminé ?

Non. Je bois comme toujours du thé le matin. Je ne me préoccupe pas du tout de ma santé. J’ai peut-être tort. Je ne pense pas à moi.

Il est 9 heures. Vous êtes déjà informé des nouvelles du monde ?

J’ai sur mon bureau toute la presse du matin qu’on m’apporte à 7h45. Tout. Je suis un papivore résolu. Quand je suis à l’étranger – ce qui m’arrive la moitié de l’année –, c’est la seule chose de Paris qui me manque.

Vous avez la quarantaine. Vous dites de cette « Histoire des intellectuels » qu’elle est le livre de votre « âge d’homme »…

C’est à la fois un livre qui achève toute une moitié de mon œuvre et de ma vie, qui porte à leurs extrêmes un certain nombre de thèmes que je développais dans mes livres précédents, qui croise pour la première fois deux écritures que j’ai utilisées jusqu’alors (essai, roman). C’est un essai qui emprunte le ton, les partis-pris et parfois les techniques narratives du roman. Pour ces deux raisons, parce que sur le fond il reprend et orchestre différemment et donne une forme plus stable à des obsessions anciennes, probablement aussi parce que c’est une espèce d’autoportrait en creux et qu’en parlant d’autrui, c’est de moi que je parle de manière oblique. Pour toutes ces raisons, c’est un livre très important.

Vous en aviez le projet depuis longtemps ?

Un écrivain, à partir du moment où il commence à écrire, porte en lui un livre de ce genre où il se déterminerait, se raconterait, se définirait à travers ses aînés, ses pères, ses voisins ou ses adversaires.

Après tous les défunts qu’exhume votre livre, ne vous sentez-vous pas trop seul ?

Y figurent aussi quelques vivants. Non, je ne me sens pas seul. Un écrivain, lorsqu’il écrit, se sent toujours à peu près seul. Baudelaire disait : « On écrit sous le regard bienveillant des morts ». C’est une phrase à laquelle j’ai fait un sort dans le roman que j’ai consacré à Baudelaire. Je crois que tous les écrivains croient qu’ils écrivent pour leurs petites amis, leurs enfants et leurs parents. Les bons écrivains savent qu’ils écrivent sous le regard de grandes ombres tutélaires inscrites dans des temps différents des leurs et différentes les unes des autres, et qui pourtant, mystérieusement, leur apparaissent comme contemporaines.

Est-ce par peur de l’avenir que vous ressassez le passé ?

Mon avenir ne me fait pas peur. Quant à l’avenir du monde, contrairement à ce qu’ont cru certains, on n’est pas entré dans la fin de l’histoire.

Comment expliquez-vous que les intellectuels commettent autant d’erreurs ? Leur narcissisme leur permet-il d’être les bons témoins de leur temps ?

Au contraire, ce sont les grands témoins du siècle. Ce que j’ai raconté là est bien sûr l’histoire des intellectuels, le roman de ces personnages extravagants et hors du commun que sont Mauriac et Malraux, Aragon et Camus, mais c’est aussi à travers eux et cette comédie humaine, l’histoire du vingtième siècle dont ils sont les témoins les plus aigus et représentatifs. Leurs fameuses erreurs, sur lesquelles je m’étends longuement, est la formulation exacerbée d’erreurs qui furent celles de l’époque. Pour moi les intellectuels se sont trompés parce que leur époque se trompait.

Qu’est-ce qui vous horripile le plus chez vos contemporains intellectuels ?

C’est leur goût, leur manie pour le consensus. Cette façon qu’ils ont, entre deux mots, de toujours choisir le moindre, cette religion de l’accord à tout prix et cette perte du sens du différend et du débat. Mais il n’est pas impossible que cela change. Le premier signe que je vois et leur attitude au moment de la guerre du Golfe. On a beaucoup dit que les intellectuels s’étaient tus. C’est faux. Ils ont parlé en débattant ce qui est plutôt un bon signe.

Où en est votre projet d’adapter au cinéma Les derniers jours de Charles Baudelaire ?

J’ai laissé tomber depuis que j’ai pris la présidence de la Commission d’avance sur recette parce qu’il est difficile d’être à la fois juge et partie. L’idée chemine et se fera peut-être sa  ns moi.

Étiez-vous à Cannes ?

Surtout pas ! Mon activité au CNC, que je prends extrêmement au sérieux, n’a rien à voir avec une présence à Cannes.

Que pensez-vous de la décision de la Cour de cassation qui vient de déclarer la pratique des mères-porteuses illégale ?

C’est plutôt une bonne chose. Tout ce qui mettra des bornes à cette’ espèce de trafic du vivant vers lequel certains s’acheminent est bien.

Avez-vous vu le match Marseille-Belgrade ?

Je n’ai pas regardé. J’aime Marseille. Je suis navré de sa tristesse mais je la comprends mal. Je n’arrive pas à être un fanatique des grands affrontements sportifs. Je ne crois pas que le destin d’une communauté urbaine, voire nationale, son image, son honneur, puissent se jouer là.

Que pensez-vous des gens qui ne vous ont pas lu mais prétendent vous avoir lu ?

Ils sont extrêmement nombreux. Angelo Rinaldi dit qu’il y a en France à peine 10000 personnes qui s’intéressent réellement à la littérature. Quand je sais que mes livres se vendent en moyenne à 200000 exemplaires, il y a un problème.

Vous décelez facilement les bluffeurs ?

À la seconde. C’est le genre de petites malhonnêtetés pour lesquels je suis extrêmement indulgent.

Qu’attendez-vous de votre venue à Lyon ?

L’Université de Lyon est un lieu symbolique. Prendre la parole à l’initiative de Lyon II et des Étudiants Juifs de France n’est pas anodin. Je sais bien sûr allusion aux affaires Notin et Faurisson. Grâce au ciel, Lyon ne se résume pas à ça. Je l’espère et c’est bien ce que j’ai l’intention de dire.

Faut-il prendre votre livre au sérieux ?

Oui. Moi, je le prends très au sérieux. S’il fallait prendre au sérieux une chose de moi, ce serait mes livres. Le reste, je n’en sais rien.


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