Évidemment on peut sourire de certains détails. De ce délicieux thé rose bonbon à l’hibiscus, servi avec des glaçons qu’il nous offre, dans son salon parisien. De cette manière qu’il a, lorsque nous le rencontrons, de braver les règles de distanciation sociale. Ou encore de cet échange de SMS avec un proche, le 15 mars, alors que la pandémie jetait un voile anesthésiant sur la planète. Bernard-Henri Lévy répondait ainsi à son ami qui l’embrassait « par écrit » : « Moi, je me refuse, pour l’heure, à n’embrasser que par écrit. Et à ne serrer la main qu’avec le cœur. Vois-tu, mon dandysme m’a conduit, jusqu’ici, à tenir les distances. Le même dandysme me rend, aujourd’hui, cette injonction insupportable. Je suis, avec Gilles, au Bangladesh, en accolade incessante avec les lépreux du monde. »

On peut sourire bien sûr, mais il n’a pas tort, cependant, Bernard-Henri Lévy. Tout y est dans cette petite lettre numérique à un ami: la colère, le dandysme enfiévré, comme une pose, une philosophie, la référence à de Gaulle, aussi… oui de Gaulle à propos duquel il évoque une scène qui lui est revenue comme un flash, un lointain souvenir d’enfance durant le confinement: celle du général, en voyage à Tahiti, en 1956, qui, arrêté par une manifestation de lépreux, fait arrêter sa voiture, descend, étreint l’organisateur de la manifestation, puis prend une petite fille dans ses bras et repart. Sans dire un mot.

BHL, dont le dernier livre Ce virus qui rend fou (Grasset), sort aujourd’hui, se prend-il pour de Gaulle ? Il ne manque pas de courage en tout cas. Car étonnamment, cette espèce de Dorian Gray sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise et que l’on pourrait croire obsédé par sa santé, toise avec superbe ce coronavirus qui a anesthésié le monde. « Je me disais que si j’attrapais ça, c’était moins grave que le cancer et que j’en guérirais », assure-t-il. Sa fille, l’écrivain Justine Lévy, qui, lorsqu’elle allait voir son père durant le confinement, lui fourrait en douce des masques dans ses poches, confirme : « Quand on était petits, mon frère et moi, on n’avait pas le droit d’être malades. Pour lui, c’est une faiblesse, un laisser-aller. »

Retour aux origines

Amusant, aussi cette référence au Bangladesh. Comme un retour aux origines d’une certaine façon, puisque c’est dans ce pays – où il séjournait dans le cadre d’une série de reportages pour Paris-Match – qu’est né le personnage public, le spectateur engagé qu’il campe depuis des années, lui dont le premier livre, paru en 1973, s’intitulait Bangladesh, nationalisme dans la révolution… C’est là-bas que sa saine colère a commencé à poindre. Il en a même pleuré. De rage. « J’ai vu ces gens qui étaient accablés par tous les fléaux de la planète et qui d’un seul coup, avec seulement une poignée de cas, tombaient dans le panneau. On savait bien que cette espèce de carême auto-infligé allait aggraver tous les maux, et en premier lieu la famine. » Les habituels contempteurs de BHL, qui lui reprochent de ne compatir à la misère que si elle est à des milliers de kilomètres de la France, vont sûrement ricaner. Ils n’ont d’ailleurs pas manqué de le faire sur les réseaux sociaux, ce qui l’a décidé à prendre la plume. « D’aucuns trouvaient cela indécent, par temps de confinement, de s’occuper du Bangladesh, cela m’a rendu fou. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond, que le monde et la France étaient entrés dans un moment de grande hystérie collective. »

On imagine que cet « inconfinable » a passé cette période singulière dans l’une de ses maisons au Maroc ou à la campagne, mais non. « Républicain, bon citoyen », il est resté à Paris, durant tout le confinement « à côté de ses enfants, de ses amis ». Il s’y est senti « comme un lion en cage ». Assigné à résidence, contraint d’entrer dans son « terrier », il a partagé son temps entre son bureau et ses déambulations dans une ville qu’il ne reconnaissait pas. « Je trouvais Paris vide, laide. Une ville n’est pas faite pour être vide. J’aime la ville baudelairienne, la grâce des passantes, le bruit des voix, les foules. »

Mais là n’est pas l’essentiel, ce petit livre, « comme un énervement », selon le mot de sa fille, est probablement l’un de ses meilleurs. « C’est un livre qui lui ressemble, vraiment cohérent, et dans lequel il retrouve son lyrisme, sa véhémence » analyse-t-elle encore. Et c’est vrai : ce livre comme un appel à la résistance a quelque chose de salvateur. Le philosophe n’y remet pas en cause le confinement (« Il n’y avait sans doute pas d’autre solution ») mais il exprime sa sidération face « cette épidémie de peur qui s’est abattue sur le monde ». « Il y a chez Lacan et chez Freud une différence entre l’anxiété et la peur, explique-t-il. L’anxiété est bonne conseillère alors que la peur paralyse, tétanise. Et là, nous avons assisté à une peur mondiale. La Première Peur Mondiale comme il y a eu la Première Guerre Mondiale. » Une peur mondiale qui a tout balayé sur son passage, a fait trembler tous les peuples de la planète, riches et pauvres, et fait disparaître les manifestants aux quatre coins du monde. « L’information sur le coronavirus avait tout envahi. C’est ça, l’horreur de la mondialisation. C’est cette espèce de silence de mort qui s’est abattu sur la planète, et dont les vrais semeurs de mort ont profité. »

Lui qui, rappelle-t-il est entré en philosophie, il y a cinquante ans, « par la porte de l’histoire des sciences » a vu « des alertes rouges » s’allumer face à ce qui se passait. « Ce psychodrame je le connaissais par cœur. On a répété, avec le confinement, une scène carnavalesque qui est vieille comme le monde. J’ai travaillé dessus, comme toute ma génération. La vraie formation de ceux que l’on a appelés les maoïstes, ce n’était pas tellement la politique mais l’histoire des sciences. Quand on parlait de révolution, elle était calquée sur le modèle de ce que Georges Canguilhem (médecin philosophe, NDLR), dont j’ai été l’élève, avait appelé les ruptures épistémologiques, le passage d’un état de la science à un autre, avec un langage totalement transformé. »

Alors, oui le philosophe s’est alarmé de constater « qu’à la place de l’ancien contrat social, on a instauré un nouveau contrat vital. ». Il s’est agacé contre « ces profiteurs de virus » qui ont tenté de pousser leur avantage et de « tirer les leçons du virus ». Il s’est inquiété de voir s’accélérer « des éléments en germe dans la société » comme « le risque de basculement vers un monde où l’on n’a plus besoin de l’autre. » Il s’est désolé, aussi, de voir poindre une douce accoutumance « à cette servitude volontaire », chère à La Boétie. En tout cas, pas de doute : la colère lui va bien au teint.


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