ACTUALITÉ JUIVE : Vingt-deux villes et vous, seul en scène avec un texte fort sur les périls qui menacent l’Europe : quelles sont les raisons de votre itinérance européenne ?

BERNARD-HENRI LÉVY : L’inquiétude. L’anxiété. Et même la peur. Pour la première fois de ma vie, j’ai peur lorsque je vois s’amonceler tant de nuages à l’horizon. L’antisémitisme, bien sûr. Mais, plus largement, cette montée des populismes. Cette haine des élites. Ce racisme en général. Et puis cette légitimation des pires souverainismes. Ma génération, au fond, a commis une erreur terrible. Elle a pensé que l’Europe était inscrite dans le sens de l’histoire. Elle a fait comme s’il n’y avait rien à faire, juste se laisser porter, s’installer sur la banquette arrière du train de l’histoire et que le train arriverait à bon port. Eh bien ce n’était pas le cas. Nous sommes dans une situation où il est vraiment minuit moins cinq en Europe. L’Europe peut vraiment se démanteler. Et, alors, ce sera le chaos, la montée des périls, partout, absolument partout. C’est avec ce sentiment d’urgence que je me suis mobilisé. C’est avec cette anxiété au cœur que j’ai mené cette aventure folle de ville en ville.

Que retenez-vous de cette aventure éprouvante sur l’envie d’Europe des leaders politiques que vous avez rencontrés ?

Ça dépend lesquels. J’ai, comme vous le savez peut-être, rencontré ceux qui n’ont pas envie d’Europe du tout. Je pense à des gens comme Viktor Orbán ou Andrej Babis. Chez eux, pas de doute : l’Europe c’est l’ennemi. Ils sont, de ce point de vue-là, sur la ligne de Vladimir Poutine. Et même s’ils multiplient, à ce jour, les gestes d’amitié envers Israël, je crois qu’il faut néanmoins faire très très attention. L’ADN populiste dont ils sont porteurs ne peut qu’être, tôt ou tard, périlleux, non seulement pour Israël, mais pour les Juifs et ce qu’ils représentent. Alors, après, il y a les autres leaders européens. Les pro-européens. Le président portugais par exemple. Ou celui de la Grèce. Ou les responsables politiques espagnols. Je les ai tous vus, aussi. Eux m’ont semblé, bien sûr, au fait des périls et des moyens de les conjurer. Mais ce que j’ai senti, c’est, chaque fois, une étrange timidité. Comme si, eux aussi, n’y croyaient qu’à demi. Ou comme s’ils s’étaient résignés au pire. C’est drôle. Mais j’ai vraiment senti, parfois, que je criais dans le désert. J’ai vraiment senti que j’étais seul, ou presque, à faire campagne. Candidat à rien, mais faisant campagne quand même. Avec des responsables politiques européens absolument sur ma ligne, mais manquant singulièrement d’audace. Il y a une exception, naturellement. C’est le Président Macron. Lui est le plus européen de tous. Mais, hélas, sa position institutionnelle lui interdit de faire véritablement campagne. D’ailleurs je vais vous faire une confidence. Dans tous les pays où je me suis rendu, j’ai chaque fois entendu le même discours. « Que dit le président Macron ? Que veut le Président Macron ? Heureusement que le président Macron est là ! L’Europe c’est Macron ! Que ferions-nous sans Macron ! Etc., etc., etc. ».

Le populisme est-il le plus grand danger qui menace l’Europe et l’esprit européen ?

Naturellement. Parce que le populisme, cela ne veut pas dire l’amour des peuples, comme vous le savez très bien. C’est au contraire le mépris des peuples. Et parfois la haine du peuple. Ou en tout cas la réduction du peuple à la populace. La réduction du peuple à sa plus simple expression. La réduction, comme disaient les Grecs du Dèmos à l’Okhlos. Ou, comme disaient les Romains, du Populus à la Turba. Et alors, quand on en arrive à la Turba et à l’Okhlos, quand on passe du peuple citoyen à ce peuple informe, livré à ses pires tentations, cela donne des choses épouvantables. Par exemple, la haine des élites. Je ne crains pas de le dire. Il y a, dans ce vent de haine des élites qui souffle sur toute la planète, quelque chose d’extraordinairement dangereux, et d’extraordinairement antidémocratique. Que voulez-vous que je vous dise ? Le peuple, c’est aussi les élites. Les élites, elles font aussi partie du peuple. Et un peuple sans élites, c’est comme un corps décapité. Il faut défendre les élites. Il faut défendre les intellectuels. Il faut défendre les artistes. Il faut défendre les amoureux de l’intelligence et de la beauté. Il y va du salut du peuple. Le vrai. Le grand. Celui aux côtés duquel je me suis tenu toute ma vie et me tiens plus que jamais. Mais, franchement, les gilets jaunes… je ne veux pas m’étendre…mais les gilets jaunes, hélas, c’est une tout autre histoire …

Comment redonner aux peuples le goût de l’Europe ?

Je n’en sais absolument rien. Je fais de mon mieux. Tout seul, dans mon coin. Enfin, pas vraiment tout seul. Je suis aidé, heureusement, par les foules d’amis, connus et inconnus, qui me rejoignent à chacune de mes étapes. Je suis aidé, notamment par les grandes communautés juives de la plupart de ces villes qui ont été d’amicaux relais de ma campagne. Je dois dire, en particulier, que l’European Jewish Congress a joué un rôle tout à fait moteur. Au tout début de ma tournée, Moshé Kantor m’avait invité à m’adresser, à Bruxelles, à tous les délégués européens rassemblés par l’EJC. Et je leur avais raconté cette extraordinaire aventure au seuil de laquelle je me trouvais. Eh bien ils ont répondu présent. Ils ont été des émissaires de cette parole européenne. Ils ont été, quelquefois, les sentinelles avancées de mon projet. Merci, donc, à l’EJC. Et merci à Moshé Kantor qui fait partie, soit dit en passant, des rares à avoir une vision réellement internationale des problèmes que doit affronter, aujourd’hui, le peuple juif. Et puis merci aux ambassades de France qui ont été de puissants relais pour assurer au projet son retentissement et faire que, partout, les salles soient pleines.

Que vous a appris ou fait réaliser votre « campagne » sur la situation des Juifs en Europe ?

La même chose qu’en France. Le même malaise. La même inquiétude diffuse. Y compris dans des pays qui ont été, traditionnellement, amis des Juifs, je pense au Danemark, y compris donc, au pays du Roi Christian, le roi dont on dit qu’il aurait porté l’étoile jaune si elle avait été imposée à ses sujets, y compris dans ce pays-là, est en train de monter l’Hydre affreuse de l’antisémitisme. Et les Juifs ont peur. Ils ont peur partout. Avec, aussi, un esprit de résistance. Une volonté de ne pas se laisser faire. Une volonté de rendre, spirituellement s’entend, coup pour coup. Et une volonté de ne pas céder le terrain à la canaille. C’est en tout cas le message que j’ai transmis partout. Et il me semble qu’il a été entendu. Nous avons construit cette Europe. Nous sommes, nous, les Juifs, parmi les bâtisseurs de cette Europe admirable, mais en train de se craqueler et peut-être de s’effondrer. Ce n’est pas le moment de quitter le terrain. Et il n’est pas question de laisser le champ de bataille à cette bande d’illettrés, d’analphabètes, de crétins absolus que sont les néo-antisémites. C’est mon message. C’est ma thèse. C’est ce que j’ai répété de ville en ville. Et il me semble qu’il a été fait, partout, écho à ce message.


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