LAURE MANDEVILLE : Pourquoi avoir traversé 27 villes européennes avec un projet théâtral consacré à la « princesse Europe » ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Parce qu’il y avait le feu. Ma génération a vécu dans l’illusion que l’Europe allait de soi, que c’était une évidence et un acquis. Eh bien, pas du tout. Ce qui apparaît, c’est qu’elle est, au contraire, en train de se défaire et que nous aurons peut-être, un jour, à en demander pardon à nos enfants.

LM : Qu’est-ce qui justifie chez vous ce sentiment ?

BHL : L’élan brisé. Le désir qui n’est plus là. Et, dans les cœurs, cette « cendre de la grande lassitude » dont parlait Husserl dans sa grande conférence de Vienne en 1938. Mis à part Macron, aucun des leaders de l’Europe occidentale ne défend vraiment, positivement, ce projet européen. On y va, mais à reculons. On le célèbre, mais du bout des lèvres. L’Europe, dans le débat politique, c’est comme le libéralisme. C’est devenu un mot honteux… Quant à l’Europe centrale et orientale, c’est encore pire ! J’ai un repère biographique précis. Il y a pile trente ans, juste après la chute du mur de Berlin, François Mitterrand m’avait missionné pour aller étudier, dans les capitales de l’Europe libérée du communisme, la possible contribution de la France à la reconstruction démocratique. Eh bien, dans le rapport remis et publié quelques mois plus tard, je disais mon éblouissement devant ces villes détruites par la terreur communiste mais qui se vivaient comme le cœur battant du continent.

J’évoquais ces dissidents qui savaient par cœur le texte de Milan Kundera sur « l’Europe kidnappée » et en train de se libérer de ses geôliers. Et je disais que la Hongrie, la Pologne ou la Tchécoslovaquie refusaient d’avoir à mendier une place dans l’Union car elles y étaient fondamentalement chez elles. Or, trente ans plus tard, on en est où ? J’ai refait, avec ma pièce, le même chemin. J’ai revu Viktor Orban, par exemple, jeune dissident mué en autocrate. Et, franchement, quel crève-cœur ! C’est comme une nouvelle glaciation. Mais dont la responsabilité incomberait, non au communisme, mais au nationalisme et au populisme.

LM : La remise en cause actuelle du projet européen ne vient-elle pas du fait que les Centre-Européens, en « rentrant » en Europe, souhaitaient à la fois la démocratie et le retour à la nation, après leur sortie de la prison communiste ?

BHL : Au moment de cette mission de 1989-90, il y avait déjà les deux courants que vous dites et qui venaient, tous deux, de l’empire habsbourgeois d’avant 1914 : le vieux tropisme nationaliste qui voyait dans tout projet supranational le risque d’une nouvelle prison des peuples ; mais il y avait beaucoup d’autres gens qui pensaient que le projet européen était une garantie pour les libertés, l’État de droit, l’intégration à un ensemble protecteur qui éviterait de retomber sous la tutelle russe. Or mon expérience de cette époque, c’est que le deuxième courant était le plus fort. De loin, le plus fort. Les forces vives de ces pays disaient : l’Europe est notre patrie.

LM : L’idée du projet supranational a toujours été implicite dans une partie substantielle des élites européennes. Alors qu’en 1989, l’Europe centrale « n’achetait » nullement l’idée d’un projet supranational. Y a-t-il eu malentendu ?

BHL : Oui et non. Elle achète, comme vous dites, l’euro. Et l’on y sait, je vous le répète, que cet ancrage à l’ouest est la garantie de ne pas retomber dans la seule vraie prison des peuples : l’ex-URSS, devenue nouvelle Russie poutinienne. Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. Tout le monde, en Europe, est témoin de cet abandon hallucinant, par Trump, de ses alliés kurdes. Tout le monde observe, dans la sidération, cette infidélité de l’Amérique à ses responsabilités et à sa parole. Eh bien un Hongrois ou un Polonais, face à ça, réagit comment ? En se disant : heureusement qu’il y a l’Europe ! Mais en ajoutant aussitôt : vivement une Europe encore plus forte, car capable de fabriquer une architecture de sécurité fiable ! L’Europe, en fait, est la seule formule dont nous disposons pour pallier ce reflux désolant de la puissance américaine. Et la grande erreur, alors, serait de se contenter d’une Europe minimale, déceptive, croulant sous une bureaucratie arthritique et obèse.

LM : L’Amérique reste néanmoins perçue à l’Est comme LE garant de sécurité. Le populisme n’est-il pas une réaction de panique ou de bon sens pour interpeller l’Europe obèse et impuissante (notamment sur l’immigration) dont vous parlez ?

BHL : De panique, peut-être. Mais de bon sens, sûrement pas. Car prenez, oui, l’immigration. Ou tous les autres « grands » sujets – tels le terrorisme, les échanges avec la Chine, la taxation des Gafa, la grande délinquance financière, etc. L’Europe est la seule « agora » où la question peut être sérieusement soumise à délibération et traitée.

LM : Vous avez raison sur ce point, mais qu’est-ce que l’Europe ? L’agora où l’on se met d’accord, ou une entité au-dessus des nations, qui décide à leur place ? Vous présentez Orban comme « le méchant ». Pourquoi ?

BHL : Je raconte, dans ce numéro de La Règle du jeu, la longue conversation que j’ai eue avec lui, quelques heures avant de monter sur scène. Pourquoi m’a-t-il reçu ? Au nom du passé ? Du jeune dissident qu’il est en train de tuer en lui mais qui s’agite encore ? Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est que l’homme n’est pas fait d’un bloc. Je l’ai filmé au moment, par exemple, où j’ai évoqué le nom de son ancien mentor, George Soros, dont des caricatures ignobles avaient été placardées, quelques semaines plus tôt, dans les rues de Budapest : une étrange lueur de nostalgie lui est revenue dans le regard, il s’est enquis de lui, de sa santé, etc. J’ai également filmé son embarras quand je lui ai rappelé que sa politique à l’endroit des migrants allait le mettre au ban, non seulement de la droite libérale européenne, mais de l’Église catholique. Et je n’ai pas non plus manqué, naturellement, de le mettre face à cette contradiction : comment l’ancien dissident, l’homme qui pleurait devant le tombeau de Imre Nagy, peut-il aujourd’hui se vendre à Poutine ?

LM : Comment répond-il ?

BHL : Il ne répond pas vraiment. Il dit que la Hongrie est un petit pays, qu’elle doit faire attention à ne se fâcher avec personne, et autres banalités. Mais il sait, en même temps, que Poutine a un agenda stratégique qui est de déconstruire l’Europe. Il sait qu’il soutient ou même finance, de Vienne à Paris, les partis d’extrême droite anti-européens. Et il a en tête les petites phrases, lourdes de menace, sur l’indépendance des pays Baltes et de la Pologne dont il faudrait réexaminer les conditions…

LM : Ne confond-on pas, parfois, à Bruxelles, la défense indispensable démocratie – comme l’indépendance de la justice – avec des désaccords idéologiques sur le multiculturalisme ou « les valeurs progressistes ». Les Centre-européens ont-ils le droit d’être conservateurs ?

BHL : Évidemment qu’ils ont le droit d’être conservateurs ! Ce qui est problématique et, pour tout dire, inacceptable, c’est, primo, de tomber dans le piège d’une rhétorique poutinienne nous bassinant, à longueur de temps, sur son humiliation et son isolement alors qu’elle est constamment à la manœuvre pour opposer son eurasisme au projet libéral de l’Europe. Et c’est, secundo, de dresser les Français les uns contre les autres, en appelant, comme à la Convention des droites, l’autre semaine, à la « résistance » contre une prétendue « occupation » et, donc, si les mots ont un sens, à une véritable guerre civile.

LM : Mais un peuple qui n’a plus d’identité ne meurt-il pas aussi ? Comme l’écrit le philosophe Pierre Manent, une nation doit pouvoir contrôler ses frontières, sans être une forteresse…

BHL : Si, comme Hannah Arendt ou Levinas, on croit à l’hospitalité (ce beau mot!), la bonne image n’est pas celle de la forteresse mais de la maison : on reçoit l’étranger dans sa maison ; il est, dans cette maison, votre hôte ; et il y a, comme disait un autre écrivain, Pierre Klossowski, des « lois de l’hospitalité » qui valent pour les nouveaux-venus mais aussi pour les déjà-là.

LM : L’Europe étant un ectoplasme, la fermeture des frontières nationales a été le seul moyen trouvé par les Hongrois et les Autrichiens, pendant la migration massive de 2015…

BHL : C’est précisément le message que j’ai répété sur toutes les scènes d’Europe : il faut réveiller l’ectoplasme ! L’Europe n’est pas assez audacieuse et elle doit impérativement se doter d’une colonne vertébrale, d’un squelette, d’un vrai corps politique ! Les gens demandent toujours : où sont la culture et le peuple européens ? La réponse, c’est qu’ils n’existeront, ce peuple et cette culture, que lorsque des institutions leur donneront forme. C’est la leçon de la philosophie politique classique et, en particulier, de Hobbes : l’homme n’est pas, spontanément, un animal politique ; il ne le devient, il n’accède à la citoyenneté, n’importe laquelle, la nationale comme l’européenne, qu’au forceps de bonnes institutions et de beaux symboles. De ce point de vue des symboles, on se demande bien qui a pu imaginer les euros, ces billets sans âme, sans visage, représentant des ponts brisés et des chemins qui ne mènent nulle part. Faire l’Europe, ce serait décider, par exemple, de remplacer tout ça par les visages de Dante, de Goethe, de Havel ou d’Hugo…

LM : Tant qu’il n’y a pas d’appétit supranational, ne faut-il pas plutôt chercher le compromis ?

BHL : Tout dépend de ce que vous appelez compromis. Si ça veut dire avoir le beurre et l’argent du beurre, je ne suis pas d’accord. On ne peut pas être, comme Orban encore, le plus gros consommateur de subventions européennes et caresser dans le sens du poil le projet eurasiatique de Vladimir Poutine. On ne peut pas, comme Kurz dans sa première période, jouer les Macron autrichiens tout en se mettant dans la main d’un FPÖ d’extrême droite et corrompu. Et Tsipras ne pouvait pas non plus – mais lui l’a compris ! – vivre sous perfusion des institutions financières internationales et accepter l’offre de Poutine qui était prêt à l’aider à sortir de l’euro. Et puis, sur les grands sujets, les souverainistes doivent s’y faire : le niveau national ne fonctionne plus et nos nations, pour survivre et garder leur âme, devront consentir à une politique impériale permettant à l’Europe de parler d’égal à égal avec la Russie, la Chine, les États-Unis et les autres. « Empire », pour moi, n’est pas un mot péjoratif. Je l’entends au sens de Dante dans son De Monarchia, écrit au moment de la querelle des guelfes et des gibelins. Et il peut être, ce bon empire, l’allié de la laïcité, de la liberté de parole et d’opinion et, surtout, de la résistance aux impérialismes et aux dictatures qui relèvent partout la tête.

LM : Vous écrivez dans votre livre qu’une Amérique qui abandonne l’Europe perd son âme. Les États-Unis ont-ils lâché l’Europe ? Ils restent les garants de sa sécurité.

BHL : C’était vrai jusqu’à une date récente. Et il est également vrai que l’Amérique tout entière a été fondée par des Hollandais, des Anglais, des Français, qui étaient des lecteurs de Virgile, qui lisaient L’Enéide sur le Mayflower et qui se voyaient comme des nouveaux Enée venant fonder, non une nouvelle Troie, mais une nouvelle Rome et donc une nouvelle Europe. Mais nous sommes, hélas, loin de tout ça. Regardez Trump. Et regardez, encore une fois, l’ignominie qu’il vient de commettre en livrant les Kurdes à Erdogan. Il lui a donné, ce faisant, la clef des prisons où sont détenus les terroristes de Daech capturés sur les champs de bataille. Et ça veut dire qu’à cet homme, à ce Frère musulman, qui avait déjà, contre nous, l’instrument de chantage des réfugiés, il donne une seconde arme : ces djihadistes qu’il pourra tout à fait, demain, renvoyer dans la nature et aider à devenir autant de nouveaux Kouachi ou Mickaël Harpon. Cette trahison de Trump n’est pas le geste d’un allié. C’est le geste de quelqu’un qui se moque éperdument de notre sécurité.

LM : Que dire de l’attentat antisémite qui vient d’avoir lieu, à Halle, en Allemagne ?

BHL : Ce soir, dans toutes les synagogues d’Europe, après qu’a sonné le chofar, on a prié pour les victimes. Partout en Europe, dans le cœur des Juifs comme de ceux qui ne le sont pas, un même sentiment de profanation qui s’ajoute au chagrin et à la colère. C’est atroce.


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