Chéma Israël

À chaque époque, le vrai penseur est celui « qui se tient sur la ligne de front ». Cette réflexion est due à un grand philosophe tchèque, le dissident Jan Patocka. Sur la ligne de front : c’est précisément cette image que, dans son bel article consacré au livre de Bernard-Henri Lévy, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, reprend et fait vivre. Solitude d’Israël est un livre né dans l’urgence et la nécessité, sur le front qui inquiète et qui obsède – car beaucoup s’y joue de notre destin : le front tenu par l’État juif face à ceux, nombreux et organisés, qui ont juré sa perte. 160 pages implacables et précises, d’une immense mélancolie maîtrisée et transmuée en combativité ardente. 160 pages de « souci d’Israël », comme eut dit Gershom Scholem, à une heure si tragique de son histoire. 160 pages pour que triomphent les forces de la vie sur celles de la mort et de l’antisémitisme…

Nous venons de lire le livre. Nous sommes émus. Sous le choc de cette prière pour l’État juif, de cette méditation sur l’âme juive, nous l’avons accueilli au journal. Ponctuel, le philosophe sonne. Impeccable costume sombre. Derrière la souplesse précise et comme féline du geste, un soupçon de gravité, imperceptible, assombrit plus que d’habitude son visage. Il accepte un simple verre d’eau. Et puis lentement, enchaîne : « vous savez, jamais de ma vie je n’ai eu aussi peur pour Israël ». Voici pour vous le compte rendu de nos échanges.

*

Pour la première fois depuis 1945, le peuple juif se retrouve dépourvu de sécurité sur l’ensemble du globe, y compris dans son État-nation, jusqu’ici perçu comme un refuge assuré. Bernard-Henri Lévy, comment analysez-vous cette nouvelle donne inquiétante ?

Je partage cette inquiétude immense et cette stupeur affligée. C’est sur le décryptage de cette situation que s’ouvre mon livre. Ce fut mon sentiment immédiat et, dès le 8 octobre au matin, je décidai de partir aussitôt pour Israël et me rendre dans ces villes et ces kibboutzim méridionaux suppliciés par le Hamas, comme Sdérot et Kfar Aza. J’avais tenté de partir dès le samedi, en vain : toutes les lignes aériennes étaient saturées… J’ai perçu immédiatement la survenue d’un événement comme il en arrive très rarement dans l’Histoire.

Un événement au sens philosophique de R. Schürmann que vous citez dans Solitude d’Israël. Que percevez-vous, et que comprenez-vous dans ces heures dramatiques ?

Je saisis sans contestation possible que nous sommes confrontés à un retour du Mal dans sa pureté, c’est-à-dire du Mal pour rien. Prenons les femmes et les viols – lesquels sont, en soi, une monstruosité : je perçois tout de suite que les crimes sexuels commis par les fascistes du Hamas sont plus que des viols, que ce sont des viols avec meurtres ; je perçois la signification radicale de ces assassinats dont on apprendra très vite qu’ils ont été commis contre des femmes pendant qu’elles étaient violées, que leurs visages ont été tailladés, leurs seins tranchés, leurs pubis brisés. Oui, je le répète : je comprends qu’il vient de se produire quelque chose de très rare dans l’histoire des humains.

C’est-à-dire ?

Pas le Mal pour le pouvoir, ou pour la puissance… Pas non plus des atrocités perpétrées dans l’horizon de la conquête d’un territoire, ou pour la victoire d’un peuple contre un autre. Non, rien de tout cela. Un Mal pur, chimiquement pur. Un Mal d’une gratuité vertigineuse. Un Mal pour rien.

Vous écrivez précisément, dans Solitude d’Israël : « Le Mal était de retour, tonitruant, insatiable, dans un paysage dévasté où la lumière n’éclairait plus que le néant ». Pensiez-vous que, dans notre époque contemporaine, où s’allument tant de foyers d’hostilité, le Mal radical pouvait surgir de cette organisation frériste et terroriste qu’était le Hamas ?

Le Mal radical a une caractéristique fatale : il n’est pas pensable après, il n’est pas pensable pendant, et il l’est encore moins avant. Il n’est pas anticipable ou conceptualisable. Il ne répond à aucun paradigme préexistant. Quelqu’un qui déclarerait désormais : « J’imaginais bien du Hamas que… », raconterait n’importe quoi. L’une des caractéristiques du Mal radical est qu’il est impossible à penser et, à plus forte raison, à modéliser. Cela étant dit, je n’ai jamais nourri, pour ma part, la moindre illusion quant aux organisations islamistes radicales ; je n’ai jamais cru que les militants du Hamas, que certains nous présentaient comme de tranquilles « islamoconservateurs », n’étaient pas d’abord des tueurs et des antisémites forcenés… Dans le débat déjà ancien sur l’islamisme et le djihadisme, je n’ai jamais fermé les yeux sur le fait que ces gens étaient animés par le nihilisme le plus mortifère. La guerre lancée par le Hamas contre Israël est une guerre pour humilier et pour exterminer.

Guerre totale, donc… « Le 7 octobre marque l’alignement pour le pire d’Israël sur la Diaspora. Ce sont les deux voies du judaïsme qui sont mises au même régime et qui se croisent. C’est Amalek qui revient », écrivez-vous. Vivons-nous aujourd’hui l’un des pires moments de l’histoire du peuple juif, l’un des paroxysmes de la solitude et du désarroi ?

Je pense, en effet, que l’événement du 7 octobre s’inscrira parmi les dates sombres de l’histoire des juifs. En tout cas, pour les juifs modernes, qu’ils soient « juifs de savoir » ou « juifs d’affirmation », selon la typologie qu’a dessinée mon ami Jean-Claude Milner, c’est indéniable : par sa cruauté, par son sadisme, mais aussi par le fait qu’il soit advenu dans le « sanctuaire » stato-national du peuple juif, le 7 octobre est unique et historial. C’est l’idée même de l’État-refuge qui en a été profondément ébranlée. Pour un juif de ma génération, qui a toujours vécu dans l’idée qu’Israël était une sorte de recours ultime et d’assurance désastre, cela était soudain moins sûr…

Depuis, dans « l’ordre géosymbolique », pour reprendre votre expression, on n’est plus seulement dans un moment de solitude d’Israël, de solitude de l’État israélien et de ses ressortissants, mais de solitude frappant le peuple juif tout entier ?

C’est ma conviction. Hélas. Dans le titre, je fais jouer, d’ailleurs, la polysémie : Israël dans les terres et Israël dans nos têtes ; Israël catégorie géographique et Israël catégorie ontologique. Israël la nation et Israël le peuple. La solitude, effrayante, abyssale, opère, en ce moment même, sur les deux registres…

Un soutien aussi massif à la cause palestinienne et au Hamas fait-il partie des choses que vous voyiez venir d’emblée, dès le lendemain du 7 octobre, y compris en terres européennes et américaine ?

Sincèrement, non. L’accélération de la solitude, si vous me passez l’expression, demeure, dans toute cette affaire, une épreuve supplémentaire. L’indulgence planétaire pour le Hamas, cette culture de l’excuse que nous connaissions bien en France, qui s’est élargie aux dimensions du monde et dont le Hamas se trouve être le bénéficiaire, tout cela m’accable et m’horrifie. Cela aussi est unique et nouveau.

Justement, l’isolement progressif du soutien à Israël dans les républiques démocratiques occidentales n’est-il pas la démonstration la plus éloquente de la justesse, peu ou prou, de la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington ?

Non. La théorie huntingtonienne, si on la comprend bien, voudrait au contraire que les États-Unis ou la France soutiennent Israël perinde ac cadaver. Dans le cadre global d’une prétendue confrontation de civilisation entre « l’Occident » et « le monde de l’islam ». Or ce n’est, précisément, pas ce qui se produit… Européens et Américains ont fait preuve d’une incontestable sollicitude et amitié au début. Mais cela a duré le temps d’un battement de cils… Non, la théorie du choc des civilisations ne marche pas. Nous en avons la preuve désormais…. Et la solidarité civilisationnelle avec Israël n’opère pas. Regardez les campus américains, regardez une grande partie de l’électorat démocrate, même une partie de l’électorat républicain qui pense sans l’ombre d’un complexe « ras-le-bol Israël ! »… Considérez, en France, l’impatience grandissante vis-à-vis de cet allié qui empêche la planète de tourner rond !…

Pourquoi cette solidarité n’opère-t-elle pas, justement ?

Les démocraties occidentales traversent un moment munichois. Elles rêvent de la paix « à tout prix » et désignent deux empêcheurs de concorde : l’Ukraine et Israël. On aimerait bien que l’Ukraine accepte de perdre quelques territoires si c’est le prix à payer pour rassasier l’ogre Poutine… Et on se met à exiger des Israéliens qu’ils acceptent une défaite stratégique si c’est le prix à payer pour calmer la fureur des BRICS… C’est terrible. C’est consternant. Comme si nous n’avions rien, vraiment rien appris de l’Histoire.

Bernard-Henri Lévy, chacun connaît votre engagement d’un demi-siècle pour la solution à deux États. Mais un État palestinien aujourd’hui, écrivez-vous, signifierait que les « pogromistes » ont gagné. Ce n’est pas un peu caricatural pour le coup ?

J’ai passé cinquante ans de ma vie à plaider en faveur de la solution à deux États. J’espère bien passer encore un grand temps à continuer de le faire. Mais s’il y a bien un moment où il ne faut pas plaider pour cela, en effet, c’est maintenant.

Alors quand ?

Le jour où Gaza sera débarrassé du Hamas et que le Hamas sera défait.

Cette issue de la guerre a-t-elle des chances d’intervenir, et d’après vous, à quelle échéance ? En 2024 ? Après ? Jamais ?

Je ne sais pas quand. Mais je connais les conditions : c’est qu’il en soit du Hamas comme il en a été, ces deux dernières décennies, d’Al-Qaïda et de Daesh. Aujourd’hui, nous vivons la troisième phase de la guerre contemporaine contre le djihadisme. Phase 1 : Al-Qaïda ; phase 2 : Daesh ; phase 3 : Hamas. Il faut que cette troisième phase soit gagnée comme les deux précédentes.

Est-ce pour cela que vous avez proposé au président Macron de créer une « coalition internationale contre le Hamas ? »

Laissez-moi terminer. Les gens disent : « On ne tue pas les idées avec des bombes ». D’accord. Mais casser les appareils de commandement, éliminer les chefs, empêcher qu’un territoire devienne le centre d’un califat, c’est possible et ça marche. Après cela, il peut rester des reliquats. Mais l’organisation en tant que telle, avec son pouvoir de nuisance, est brisée.

Pensez-vous sincèrement, en votre âme et conscience que la stratégie militaire de l’état-major israélien est une stratégie qui peut aboutir à ce dénouement satisfaisant pout Israël ?

Ce dont je suis certain, c’est qu’il n’y a pas d’autre solution pour la survie d’Israël et pour la paix dans la région que la défaite totale du Hamas. Il n’y a pas de compromis avec Hitler, il n’y a pas de compromis avec Poutine, il n’y a pas de compromis avec le Hamas. Il faut le défaire, d’une manière ou d’une autre. Ses chefs et ses ingénieurs de la Terreur seront-ils traduits devant un tribunal international ? Auront-ils la chance d’être exfiltrés à la dernière seconde vers le Qatar ? Je ne le sais pas. Et je m’en moque. Le but, c’est qu’ils soient empêchés d’opérer et de nuire. Le plus vite possible…

Mais la tragédie israélienne n’est-elle pas devenue inextricable ? Devoir défaire le Hamas tout en libérant les otages, dont on sait qu’ils sont probablement utilisés comme des boucliers humains – n’est-ce pas une gageure ?

C’est effectivement une tragédie. Et deux impératifs catégoriques contradictoires. Oui, compte tenu de ce qu’est ce pays magnifique, compte tenu de son histoire, ces deux impératifs sont presque inconciliables. Je ne sais pas comment on arrive à les concilier. Ce sera le génie d’Israël que d’y parvenir, s’ils y parviennent. Mais à l’évidence, le piège du Hamas est là. Et comme dans une tragédie antique, les mâchoires du piège se referment, une à une, par étapes, comme il a été prévu depuis le premier jour.

Vous mettez sur le compte d’une « pudeur juive » le fait qu’Israël n’ait pas réussi à faire mieux entendre sa voix depuis le 7 octobre. Qu’entendez-vous par « pudeur juive » ?

Israël n’a pas montré les images ou les a montrées avec retard, et à des publics choisis. D’un côté, le Hamas a exhibé les trophées qu’étaient les victimes juives comme autant de victoires. Et, de l’autre, Israël a montré ses victimes avec beaucoup d’embarras et d’hésitation. Le film produit par Arthur a eu le mérite d’exister. Mais dans un second temps.

Montrer ces images n’aurait-il pas eu un effet traumatisant sur Israël et sa Diaspora, mais limité sur les innombrables détracteurs de l’État juif ?

Peut-être le calcul a-t-il été celui-là. Dans mon entourage, le réflexe était de penser qu’il ne fallait pas profaner les morts. La profanation n’était pas un objet de fierté. Quand je me suis trouvé en Israël au lendemain du 7 octobre, j’ai mesuré l’ampleur de ce consensus de la discrétion…

L’antisémitisme explose hélas dans de larges franges de l’opinion ; est-il possible pour Israël de gagner la guerre de la communication selon vous ?

Pour l’instant, cela ne se passe pas bien. Mais comme je crois que rien n’est irréversible dans l’histoire des hommes, il nous appartient de renverser cette situation. Je vais soutenir le club Aaron lancé par votre journal, car cette initiative est indispensable et prometteuse. J’ai d’ailleurs, modestement, conçu mon livre comme une contribution à la bataille de la vérité.

Qu’est-ce qui vous semble fondamental dans cette cause ?

Il est, selon moi, essentiel de faire entendre, justement, la voix d’Israël, de faire entendre cette voix diffamée, caricaturée, distordue.

Et, plus largement, de faire prendre conscience de l’injustice immense faite à ce pays. Je ne me résigne pas à la défaite historique d’Israël ; elle signerait un revers majeur, et d’une portée incalculable, pour le peuple juif. Et je pense, plus que jamais, pour paraphraser l’ancien Premier ministre Manuel Valls, que le monde « sans les juifs » ne serait plus un monde…

Mais la bataille de la vérité ?

Il faut expliquer, et expliquer encore, que le traitement fait à Israël dans les instances internationales est inique. D’ailleurs, plus d’une fois, la méchanceté se nourrit de l’ignorance. Et, parfois, l’aveuglement du pire des ignorants peut être entamé. Prenez cette marche « féministe » dont les participantes juives ont été expulsées. Il est vraisemblable que la majorité d’entre elles sont perdues pour la vérité. Mais il en est peut-être encore quelques-unes qu’on peut placer en face de cette contradiction majeure : comment se dire féministe sans éprouver un haut-le-cœur devant les féminicides commis par le Hamas ? Comment refuser de comprendre que le martyre subi le 7 octobre par les femmes israéliennes est sans exemple ?

Vous écrivez aussi que les juifs n’ont jamais été aussi dramatiquement seuls. Dès lors, le combat que nous évoquons peut-il être gagné ? N’éprouvez-vous pas aussi une crainte pour la survie d’Israël ?

Écoutez… J’ai effectué mon premier voyage en Israël en 1967. J’avais dix-huit ans. Et, depuis, invariablement, j’ai dit mon attachement pour l’État juif. De ma vie, je n’ai eu aussi peur pour Israël qu’aujourd’hui. Pas pour des raisons militaires, car Israël est doté de défenses imparables. Mais moralement. Car la délégitimation en cours n’a jamais été si profonde et si ancrée dans les consciences. Ralentir le cours mauvais de cette nouvelle réprobation d’Israël est indispensable et redoutablement difficile…

Israël, écrivez-vous, « reste dans sa majorité fidèle à ses principes fondateurs ». Est-ce la raison pour laquelle, à la fin de votre livre, vous prenez vos distances vis-à-vis de la ligne légitimiste de certaines organisations juives qui collent à Netanyahou ?

Moi, comme vous dites, je « colle » à Israël. Benjamin Netanyahou relève de l’épiphénomène. L’enjeu n’est donc aucunement d’effectuer telle ou telle prise de distance. Je fais ce que j’ai toujours fait : défendre Israël, un point c’est tout. Et, pour remporter la bataille qui s’engage, il me semble précisément qu’Israël est appelé à rester fidèle à lui-même, à l’« exception » d’une étativité pas comme les autres…

Le jour où les Américains souhaiteront imposer un agenda géopolitique comportant un règlement de paix global, comment vous positionnerez-vous ? Plutôt du côté du gouvernement de Washington ou plutôt du côté de celui de Jérusalem ?

Les États-Unis ne me semblent pas fondés à « imposer », comme vous dites, leur agenda à une petite nation qui paye du prix du sang de ses enfants l’agression sans exemple dont elle a été victime de la part du Hamas, avec un malheur infini et un cinquième de sa population civile déplacée. Non. Si une telle « imposition » devait survenir, je me tiendrais aux côtés de Jérusalem et non de Washington…

Pourquoi ?

Car ce sont les Israéliens – et eux seuls – qui sont fondés à fixer eux-mêmes ce calendrier. Le jour venu, je ne serai certainement pas de ceux qui exigeront d’Israël d’obéir à des conditions dictées par tel ou tel pour des considérations électorales… Il n’est pas de paix possible dans la région tant qu’y prospéreront des forces fondamentalistes et djihadistes animées par la volonté d’exterminer Israël. J’ai assez de contacts avec les uns et les autres pour savoir que les États arabes en sont parfaitement persuadés et prient chaque soir et chaque matin pour qu’Israël débarrasse le Moyen-Orient du Hamas et donne une leçon au Hezbollah…

Vous abordez aussi dans votre livre les thématiques françaises, les positions de Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et celle de l’antisémitisme qui explose depuis le 7 octobre. Quel avenir voyez-vous pour les Français juifs ?

Je n’ai jamais varié. Les juifs ont joué un rôle immense dans la construction de ce pays. La France leur est redevable de trésors : une part de son contrat social, une part de sa littérature, la langue française elle-même qui ne serait pas tout à fait ce qu’elle est sans Rachi… À aucun moment, il ne peut être question pour moi de déserter le terrain et, au prétexte que des antisémites y tiendraient le haut du pavé, de me détourner de ce pays que nous avons contribué à édifier. Il faut rester, résister vaille que vaille, riposter aux offenses – et, surtout, ne pas abandonner la France aux haïsseurs des juifs…

Les Juifs, écrivez-vous, ont un « devoir d’exception ». Ils doivent aujourd’hui plus que jamais résister aux sirènes de ceux qui désignent l’étranger comme étant le nœud du problème et « alimentent ainsi la haine de l’autre ». Comment, toutefois, résister à la tentation de l’extrême droite, alors que ses représentants semblent parvenir à mettre des mots justes sur ce qu’il se passe depuis le 7 octobre ?

On entend aussi ces mots justes dans la bouche d’un Manuel Valls ou d’un Jean-Michel Blanquer ou de beaucoup d’autres ! Heureusement ! Mais, puisque vous m’interrogez sur l’extrême droite, c’est vrai que les juifs peuvent avoir des amis de malentendu. Mais une amitié qui n’est pas fondée sur l’intelligence et l’amour – l’amour de ce que sont les juifs – demeure frivole. Et donc éminemment fragile….

 L’« amitié » que témoigne à la communauté juive l’extrême droite, ne serait donc qu’une amitié de circonstance… Ou de façade ? Vous en êtes si certain ? N’y a-t-il pas eu une évolution du RN ?

Je ne suis pas sectaire. Et je sais bien que tout le monde peut changer… Mais, honnêtement, sur un sujet comme celui de l’antisémitisme, nul ne change par décret ! Évoluer – c’est-à-dire, en clair, fissurer le bloc granitique du préjugé – cela suppose, vous le savez, un travail considérable sur soi-même. Un déscellement de sa propre mémoire. L’antisémitisme est si profondément structurant qu’il est impossible de s’en délester d’un trait de plume. Bien sûr, il y a eu des précédents. Des écrivains immenses, comme Bernanos, ou Maurice Blanchot. Sans oublier, plus près de nous, un Pierre Boutang… Mais, franchement, quoi de commun avec les dirigeants du Rassemblement national ? Je garde en mémoire, au détour d’une récente émission, l’air totalement interdit de son président lorsque Benjamin Duhamel lui demande si les phrases de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz étaient « antisémites ou pas ». Alors…

Sur les ondes de Radio J, il y a six mois, vous aviez dit que si nous étions véritablement intervenus en Ukraine, nous aurions probablement créé une situation de rapports de force où le Hamas n’aurait pas cause l’attaque contre Israël. Le pensez-vous toujours aujourd’hui ?

Autour du Hamas, il faut imaginer l’existence d’une vaste constellation négative, d’une nébuleuse internationale de forces d’anéantissement, dont les ramifications remontent jusqu’aux principaux centres névralgiques de l’illibéralisme… Je dis que, dans ce rhizome de la haine et de la destruction, il n’y avait pas d’autre choix que celui du rapport de force : si on avait envoyé à l’Iran et à la Turquie des messages aussi fermes que clairs, et si l’on avait stoppé Poutine, nous n’en serions sans doute pas là. Et le Hamas aurait été retenu dans ses velléités génocidaires.

C’est ce que vous voulez dire lorsque vous écrivez que le 7 octobre est un événement avec un grand E, qui engendre le monde qui vient et qui probablement portait en lui « une colonie de germes déjà là dans les douves » ?

Tout à fait. Ces germes étaient enfermés, coffrés comme à Tchernobyl. Car les génocidaires du Hamas n’ont pas attendu le 7 octobre pour professer que les juifs n’ont pas leur place dans cette portion du monde. La mouvance des Frères musulmans, dont ils procèdent, est la dernière perle crachée par l’huître du nazisme. Or, précisément : la politique, c’est l’art du containment, l’art de contraindre un acteur à ne pas libérer ses arrière-pensées, à ne pas les désentraver… Le Hamas a longtemps été empêché d’avouer ce qu’il avait sur le cœur. Récemment, en revanche, il s’est senti tout permis. Il a été encouragé, dans le cadre d’un état de guerre larvé mondial, à déclencher la guerre bactériologique de ses idées néo-nazies.

Comment expliquez-vous que, depuis cinq mois, le Hezbollah n’ait pas profité de la situation pour étendre le conflit ?

Parce qu’Israël a réagi en ne se laissant pas faire. Malgré la très grande répugnance d’une grande partie de la société civile, malgré les doutes de nombreux gradés de son armée, l’idée s’est imposée en Israël qu’il n’y avait pas d’autre choix. Les Israéliens l’ont su, dès le premier jour : s’ils ne menaient pas cette guerre, ils seraient immanquablement attaqués sur les autres fronts. C’est un conflit atroce, qui bouleverse n’importe quelle conscience humaine et juive… Mais c’est une guerre inévitable. Aujourd’hui, tous ces États « médiateurs » qui se targuent de « parler au Hamas », n’ont qu’une chose à faire…

Laquelle ?

Lui faire passer ce message simple et définitif : « Rendez les armes. Vous avez perdu 9 bataillons sur 12,… Rendez les armes ! » Or, aucun de ces « intermédiaires » ne formule pareille demande… Et aucune de nos démocraties n’ose demander à ces « médiateurs » de le demander au Hamas. Ce serait, pourtant, le seul scénario heureux, pour Israël, pour les Palestiniens, pour la région.

Comment explique-vous ce manque de bon sens ?

Peut-être parce que les États médiateurs – qui ne sont pas non plus des modèles de démocratie – n’ont pas la force de l’imposer. En d’autres termes, il faudrait imposer au Qatar de l’imposer au Hamas… Et, à la place, il y a ce spectacle omniprésent et consternant : un roulement de tambour planétaire accusant Israël de tous les maux ; ces opinions aveugles et suivistes qui estiment en toute bonne foi que la riposte d’Israël devrait être arrêtée coûte que coûte ; et le fait que l’on est en train d’exiger d’Israël ce que l’on n’a jamais exigé de personne dans une guerre de cette nature. J’étais à Mossoul au moment de sa libération. J’ai vu des bombardements injustes, mal-ciblés, des morts civils… Des images qui me hantent encore aujourd’hui. Or, personne ne s’est levé alors pour exiger des Français, des Américains, des Irakiens et des Kurdes, pour le bien des populations civiles, qu’ils renoncent à déloger Daesh !

Des voix dissonantes et importantes comme celles d’Élie Barnavi ou encore d’Ami Ayalon se font entendre en Israël pour « arrêter les frais » à Gaza. Comment l’analysez-vous ?

C’est là toute la grandeur de la démocratie israélienne et sa liberté d’esprit où les opinions les plus diverses peuvent s’exprimer. Le débat y est libre. Et pluraliste. Pour ma part, je ne suivrai pas les préconisations d’Ayalon et de Barnavi. Arrêter les frais, cela signifierait laisser le Hamas aux manettes, même habillé ou désigné autrement, et capable de revenir au pouvoir d’ici quelques années.

L’histoire ne se fait pas sans les peuples, rappelez-vous dans votre essai. On sait la population de Gaza nourrie à la haine des juifs. Comment, dès lors, penser le fameux « jour d’après » ?

Le temps n’est pas venu de parler de l’après, même si pour ma part, j’y réfléchis déjà. Un après pour lequel il y a des possibles. Je crois que chaque fois que l’on a défait militairement un pouvoir fasciste, cela a permis de le déconsidérer et, pour ceux qui le suivaient, de se réveiller de leur somnambulisme. L’immense majorité des Allemands étaient derrière Hitler mais, dès le lendemain de son suicide dans son bunker, l’Allemagne entamait son cheminement vers la démocratie. L’histoire nous l’a, depuis, maintes fois, démontré : la défaite militaire est une assez bonne école de réflexion


Autres contenus sur ces thèmes