Pierre Gasquet : Malgré le niveau réconfortant de la participation à ces élections, faut-il encore redouter un renforcement de l’alliance des souverainistes europhobes à Strasbourg ?

BHL : Moins qu’avant l’élection. La pédagogie a porté. Les avertissements ont été entendus. En Italie , par exemple, les mises en garde répétées du Vatican à l’endroit de l’inhumanité de la politique anti-migrants de Salvini ne sont pas pour rien dans son score plus faible que prévu. Pour le dire autrement, l’Erasmus du souverainisme dont ces gens rêvaient, cette Internationale brune, ou rouge brune, dont Steve Bannon se voulait le commis voyageur, ce sera pour une autre fois, la dynamique a été enrayée.

Face à la percée relative du RN et au succès des Verts en Allemagne et en France, comment jugez-vous le résultat décevant de la liste Renaissance en France ?

BHL : Il n’est pas si décevant que cela. Il est exactement conforme à ce qu’annonçaient la plupart des observateurs sérieux et il n’est donc, par définition, pas décevant.

J’ajoute que Madame Loiseau a fait une campagne digne, pas facile, face à un adversaire d’une vulgarité et d’une brutalité également spectaculaires.

Donc, vous ne lisez pas ce résultat comme un revers pour Macron ?

BHL : Bien sûr que non. Car si vous regardez bien, il y aura désormais, au Parlement européen, et si on exclut, bien sûr, les populistes, quatre grandes familles : les sociaux-démocrates, les libéraux, les conservateurs et les écolos.

Eh bien, est-ce qu’on ne peut pas imaginer un Macron équidistant de ces quatre sensibilités et une France, donc, au point d’équilibre ? C’est le projet macronien d’une Europe française qui reprend des couleurs.

Que pensez-vous du rôle de chef de file de Viktor Orban dans l’alliance potentielle des souverainistes ?

BHL : Je n’y crois pas non plus. Je l’ai longuement rencontré. Et ce qui m’a frappé, c’est deux choses. D’abord sa méfiance à l’endroit de Madame Le Pen et, plus encore, du nouvel aspirant calife, Jordan Bardella. Il y a une image terrible qu’ont vue, hier soir, tous les Français. C’est celle de Monsieur Bardella escorté, lors de sa première prise de parole sur TF1, du lepéniste niçois Philippe Vardon. Un ex-Identitaire, ex-ami des skinheads qui, récemment encore, ne voyait pas ce que pouvait avoir de choquant un petit salut nazi. Imaginez que cette image tombe sous les yeux de Viktor Orban , ça n’aidera pas au rapprochement. En outre, il est terrifié – il n’y a pas d’autre mot – par le rôle qu’on veut lui faire jouer, cet habit trop grand pour lui et ce leadership dont il ne se sent ni le goût ni l’envie.

Et l’avenir de Matteo Salvini, à vos yeux ?

BHL : Il va tout de même être affaibli par le recul de ses alliés du Mouvement cinq étoiles. Et par le vent du boulet des marchés financiers qui a commencé de souffler et qui, le prochain coup, ne le loupera pas. On a beau dire. Ce n’est pas mal que les marchés financiers jouent un peu, parfois, ce rôle de contre-feu et d’avertisseur d’incendie.

La mobilisation des intellectuels en Europe vous a-t-elle semblé à la hauteur des enjeux du scrutin ?

BHL : Je ne sais pas. Pour ma part, en tout cas, j’ai fait mon boulot. Le 10 janvier, j’ai rassemblé 29 écrivains qui se sont mis d’accord sur un texte commun. La presse du monde entier l’a reproduit. Et il n’a, me semble-t-il, pas trop mal fixé les enjeux.

Lorsque nous avons été reçus le 21 mai à l’Elysée par Emmanuel Macron, nous avons ressenti une vraie anxiété partagée et une vraie proximité des points de vue. Je ne suis pas spécialement chauvin. Mais cela faisait quand même plaisir, pour le Français que je suis, de voir que ces douze (1), quels que soient leurs engagements dans leurs pays respectifs, se sentaient représentés par Emmanuel Macron dans cette bataille européenne.

Quelle est la proposition concrète majeure qui en est ressortie ?

BHL : Je ne sais pas si on peut parler de « propositions ». D’abord, il y avait l’idée de recommencer, de se revoir après les élections. Mais, par ailleurs, nous sommes tombés d’accord sur deux thèmes. La nécessité de réfléchir à ce que c’est qu’un citoyen européen au XXIe siècle ; comment parvenir à voter, non pas selon sa nationalité, mais selon ses convictions, etc.

Et puis, un autre thème évoqué est le fait que la règle de l’unanimité est une absurdité démocratique. C’est un des combats à mener dans les années qui viennent au sein des institutions européennes. Un large accord s’est dessiné, autour de la table, sur ce thème.

Quel est le risque majeur pour l’Europe aujourd’hui ?

BHL : Indépendamment des populistes, l’Europe a deux ennemis : Poutine et Trump, d’un côté, et le découragement intérieur, de l’autre. Le risque de l’acédie. La grande faute de nos générations est d’avoir péché par excès de progressisme ; d’avoir cru que la construction européenne était inscrite dans le sens de l’histoire et doit fatalement y rester ; de ne pas prendre au sérieux l’hypothèse de la catastrophe, de la régression. L’erreur est de ne pas imaginer que ce que l’on croit acquis puisse se défaire sous nos yeux.

L’Europe ne s’est-elle pas défaite, déjà, plusieurs fois ? Celle de Charlemagne, de Charles-Quint, de Napoléon, ou des Habsbourg. Là, le vrai danger, indépendamment de Poutine et de Salvini, c’est que les Européens ne se rendent pas compte que leur sol commun, qu’ils croyaient solide, pourrait se dérober.

Quel est le maillon le plus faible de l’Europe à vos yeux ?

BHL : L’Italie me semble le pays le plus fragile pour trois raisons. D’abord parce que cela s’est déjà passé en Italie il y a un siècle : c’est là qu’a eu lieu l’invention du fascisme européen. J’ai commencé ma tournée à Milan le jour anniversaire de la fondation du parti fasciste en Italie, en mars dernier – et c’était à dessein. Ce « machin »-là qu’on appelle le populisme – un jour on trouvera un meilleur nom -, ils peuvent en être le laboratoire. En outre, il y a une vraie adhésion populaire à ce projet populiste. Et, enfin, parce qu’en Italie tout cela ne tombe pas du ciel : la terre a été labourée pendant vingt ans par Silvio Berlusconi. Ce n’est pas juste une crise d’urticaire politique : cela vient de loin.

Dans la configuration actuelle, quel est le profil idéal pour reprendre la présidence de la Commission européenne ?

BHL : Aujourd’hui, Michel Barnier est, à mon avis, la meilleure option. En tout cas, il faut un politique, pas un technocrate. Il faut quelqu’un de panache et d’envergure à la tête de la Commission européenne.

(1) Claudio Magris, Fernando Savater, Jens Christian Grondahl, Agnes Heller, Rob Riemen, Simon Schama, Peter Schneider, David Grossman, Anne Applebaum, Abdulah Sidran, Adam Zagajewski…


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