En salles le 22 février, Slava Ukraini est son deuxième documentaire sur la guerre en Ukraine. Un journal de bord tenu dans la seconde moitié de 2022 qui nous emmène au plus près du front, de Kharkiv à Kherson. Le philosophe Bernard-Henri Lévy explique pourquoi la vaillance ukrainienne l’emportera selon lui sur le nombre russe. Il répond à Arno Klarsfeld, qui l’a accusé d’occulter les discours antisémites en Ukraine, comme à Emmanuel Todd et Edgar Morin, qui ont récemment alerté contre un risque d’escalade du conflit. Entretien.

Thomas Mahler (L’Express) : Un an après, quelle est la principale leçon de cette guerre en Ukraine ?

Bernard-Henri Lévy : L’extraordinaire dignité des Ukrainiens, leur esprit de résistance inentamable, leur force morale. L’Occident vacille. Il a peur. Il pense inflation, prix du gaz. Eux vivent dans le froid glacial. La faim. Les bombardements incessants. Mais rien ne les entame. Jamais, là-bas, je n’ai entendu dire : « Il y a une lassitude dans l’opinion »…

TM : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué en filmant Slava Ukraini ?

BHL : Tout. Grâce à la confiance du président Zelensky et de ses commandants de terrain, nous sommes allés à peu près partout où nous le voulions. Et chacune de ces quatre-vingt-dix minutes, chacun de ces instantanés de femmes et d’hommes simples mais héroïques, chacune de ces scènes de guerre ou de résistance civile est une leçon de noblesse, de résistance. Aucune de nos images, vous ne l’avez vue ailleurs. Un seul exemple. Une ligne de front, entre Zaporijia et Marioupol, que le film ne nomme pas. Il y a là des soldats que j’ai quittés en juin, à la fin de mon précédent film. Avec mon ami Gilles Herzog, nous leur avons parlé, pendant d’interminables soirées, de la Résistance française, de l’épopée de l’Armée d’Afrique, des clochards épiques du premier gaullisme. Six mois plus tard, on les retrouve. Et on découvre qu’ils se sont rebaptisés « Bataillon Charles de Gaulle ». Je défie un patriote français de ne pas être ému à la vue de ce petit bout de ce qu’il y a de plus grand en France perdu sur ce grand front ukrainien.

TM : Mais la France est-elle aujourd’hui à la hauteur ? Emmanuel Macron n’a cessé de manier le « en même temps », répétant qu’il souhaitait conserver un dialogue avec Poutine…

BHL : Non. Il n’a cessé de dire que la France se tenait aux côtés des Ukrainiens, souhaitait leur victoire et les accompagnerait jusqu’au bout. Après, quand il parle de dialogue et de négociation, c’est toujours en précisant que ce sera le jour, et le jour seulement où Zelensky le décidera. Je les ai vus, Zelensky et Macron, face à face, le jour de la visite éclair du premier à Paris. Tout ce qu’on raconte sur leur mésentente est absurde.

TM : N’y a-t-il pas un risque à trop idéaliser l’Ukraine ? Arno Klarsfeld vous a reproché d’occulter les discours antisémites, et de ne pas « dénoncer la glorification des génocidaires en Ukraine depuis 2014 »…

BHL : Le jour où j’occulterai un discours antisémite n’est pas près de se lever. La différence avec d’autres, c’est que je connais l’Ukraine. Je n’ai cessé d’y retourner, sur le terrain, depuis des années. Donc, je n’occulte rien. Ni les antisémites ni le fait que l’Ukraine est l’un des pays d’Europe à avoir compté le plus grand nombre de Justes parmi les nations. Ni la Shoah par balles ni le travail de mémoire qu’a fait l’Ukraine sur le sujet depuis trente ans. Au passage, et occultation pour occultation, je ne voudrais pas qu’on occulte non plus le fait que, s’il y a un pays, dans la région, où le néonazisme n’est même pas remis en question, c’est la Russie. Le fondateur de la milice Wagner, Dmitri Outkine, tatoué à la croix gammée. Sergueï Lavrov reprenant l’immonde théorie selon laquelle Hitler avait du sang juif. Le missile russe tombé, au tout début de la guerre, sur le site de Babi Yar… J’ai filmé cela.

TM : Mais Stepan Bandera, antisémite et, un temps, collaborateur avec les nazis…

BHL : Oui. Et le reste du temps, jusqu’en septembre 1944, donc pendant l’essentiel de la guerre, emprisonné par les nazis dans le camp de concentration allemand de Sachsenhausen.

TM : N’est-il pas une figure mythique du nationalisme ukrainien, comme le mettent en avant les réseaux pro-russes ?

BHL : Mythique pour certains. Contestée par d’autres. A commencer par le président Zelensky lui-même qui, en 2019, avant son élection triomphale, trouvait qu’il y avait trop de rues et de ponts, en Ukraine, à porter son nom. C’est ça le débat mémoriel. C’est ça le travail de deuil et de construction d’une identité. C’est long. C’est compliqué. Ça ne consiste pas juste à déboulonner des statues et ça suppose un retour sur soi douloureux. L’Ukraine d’aujourd’hui le fait. A son rythme. C’est-à-dire, par rapport à d’autres, plutôt vite.

TM : De récents scandales touchant jusqu’au ministre de la Guerre ont aussi rappelé l’ampleur de la corruption en Ukraine…

BHL : Non. Pas le ministre, Oleksii Reznikov, qui, contrairement à ce qui s’est écrit partout, est resté à son poste et a été chargé par Zelensky de procéder, avec lui, au nettoyage des écuries d’Augias. Est-ce que ce n’est pas ça, le vrai événement ? Est-ce que vous en connaissez beaucoup, des pays en guerre qui font le boulot, comme ça, à chaud, malgré les combats, au milieu des combats ? Israël, bien sûr. L’Ukraine d’aujourd’hui, par bien des points, me rappelle Israël.

TM : La Russie semble se diriger vers une massification de ce conflit, avec une « guerre patriotique » impliquant toute la nation russe. Êtes-vous toujours aussi confiant quant à la victoire de l’Ukraine ?

BHL : Oui. Car la guerre patriotique ce sont les Ukrainiens qui la mènent. Ils défendent leur maison. Leur terre. Et, soit dit en passant, cette autre patrie qu’est aussi pour eux l’Europe. Côté russe, vous avez, dans le meilleur des cas, de « braves soldats Chvéïk » qui, comme dans le roman de Hasek, n’ont aucune idée des raisons pour lesquelles on les envoie se faire massacrer. Et, sur les fronts les plus chauds, dans la plupart des cas, les pédophiles, les assassins, les grands criminels de la milice Wagner : franchement pas des parangons de patriotisme !

TM : L’immense avantage numérique de la Russie ne va-t-il pas prendre le dessus sur la bravoure et l’agilité des Ukrainiens ?

BHL : On sait, depuis Périclès et son hommage aux soldats athéniens morts durant la première année de la guerre du Péloponnèse, que ce qui compte, dans une guerre, ce n’est pas le nombre, mais la vaillance. Même chose, avant cela, pour la guerre contre les Perses. Vous aviez, d’un côté, les 300 « égaux » de Léonidas. Et, de l’autre, les 10 000 « immortels » du roi Xerxès. Il s’en est fallu de peu que les premiers l’emportent. Et c’est leur résistance acharnée qui a donné aux cités grecques le temps de s’organiser et de gagner. C’est, en gros, ce qui s’est passé à Azovstal. Une héroïque résistance qui a bloqué, deux mois durant, douze bataillons russes à Marioupol, et a peut-être ainsi sauvé Zaporijjia.

TM : Il y a aussi la technologie…

BHL : Oui. Mais des deux côtés. Avec, tout de même, pour les Ukrainiens, ce dernier coup dur : Elon Musk décidant, à l’instant où nous parlons, d’empêcher les usages militaires de Starlink. Ce n’est pas la première fois que l’homme le plus riche du monde fait le jeu de Poutine. Mais, là, c’est énorme. Et particulièrement dégueulasse. Cela dit, malgré tout ça, malgré ces coups bas, malgré les livraisons d’armes qui tardent, je peux témoigner d’une chose. Dans tous les endroits où je suis allé, que ce soit dans la zone de Kharkiv, de Lyman, de Kherson, chaque fois que les Ukrainiens ont décidé d’attaquer, les Russes se sont défaussé, ont reculé et ont perdu. Avec une exception : Soledar et, peut-être, Bakhmout.

TM : Après les livraisons de chars, il est désormais question d’avions, voire de missiles de longue portée. Quelles sont les limites pour éviter une escalade irréversible du conflit ?

BHL : L’escalade, on est y déjà. Et le chantage nucléaire est dans toutes les têtes. Alors, il n’y a qu’une façon d’empêcher que l’escalade monte plus haut encore. C’est de dissuader Poutine. De l’obliger à comprendre qu’il n’a aucune chance de gagner cette guerre. Et, pour cela, de livrer aux Ukrainiens ce dont ils ont besoin pour soit le battre, soit le contraindre à capituler.

TM : Ce serait donc notre guerre à tous en Europe ?

BHL : Oui, puisque Poutine en a décidé ainsi. Ce n’est pas l’Europe qui lui a déclaré la guerre, mais lui qui a déclaré la guerre à l’Europe et à ce qu’il appelle, plus généralement, « l’Occident collectif » ou « sataniste ». C’est clair depuis le 17 décembre 2021 quand il a laissé ses sbires, tel le général Andreï Kartapolov, président de la commission Défense de la Douma, nous menacer d’une « frappe préventive » du type de celle dont Israël menace l’Iran. Et ça l’était, en réalité, depuis bien avant – la révolution du Maïdan, le début du tournant hypernationaliste du milieu des années 2000, etc. C’est comme ça. La guerre est là. Et c’est la raison pour laquelle la place des chars Leopard, Abrams ou Leclerc, si on veut qu’ils servent à quelque chose, n’est pas dans nos arsenaux, mais à Kharkiv ou Kherson. La première ligne de défense de l’Europe et de la France, c’est l’Ukraine.

TM : Mais que signifierait une victoire de l’Ukraine ? La Crimée ou le Donbass ont d’importantes populations russophones…

BHL : Et puis après ? Zelensky est russophone. Le rockeur Sviatoslav Vakartchouk, qui a fait la musique de mon film, est russophone. Partout, sur toutes les lignes de front, j’ai rencontré des patriotes ukrainiens dont le russe est la première langue. Alors, il faut arrêter avec cet argument de la langue et ce nationalisme linguistique. C’était l’argument d’Hitler envahissant les Sudètes et l’Autriche parce qu’on y parlait allemand. C’est celui dont l’historien hongrois Istvan Bibo a montré dans son livre Misère des petits États d’Europe de l’Est qu’il est la plaie du continent.

TM : Pour Emmanuel Todd, la « Troisième guerre mondiale » a déjà commencé, car il s’agirait d’une guerre existentielle pour la Russie comme pour les États-Unis…

BHL : C’est une guerre existentielle pour Poutine, ça c’est sûr. Car il finira, comme Milosevic, comme d’autres, devant un tribunal international. Mais pourquoi la Russie ? Et pourquoi les États-Unis qui sont en pleine phase isolationniste et estimaient, avant cette guerre, qu’ils n’avaient nul besoin, pour exister, de défendre leurs alliés démocrates syriens, kurdes irakiens, afghans ou même ukrainiens ? Il faut faire attention à ne pas banaliser les mots. C’est en parlant comme ça qu’on crée la panique et, donc, l’escalade.

TM : Toujours selon Emmanuel Todd, les valeurs conservatrices promues par la Russie de Poutine seraient partagées par une grande partie du monde, en opposition à un Occident libéral jugé décadent. C’est nous qui serions ainsi de plus en plus isolés, et non pas la Russie…

BHL : Je ne vois pas où sont « les valeurs conservatrices » chez les miliciens Wagner ou les islamistes de Kadyrov. Mais admettons. Ça voudrait dire quoi ? Que l’autre partie de la planète, celle où les valeurs libérales sont toujours jugées meilleures, doive se coucher ? C’est un raisonnement de collabo. Ça revient à envoyer au diable ceux qui, dans le reste du monde, se réclament de nos principes. Les civilisations ne sont pas des blocs. Le monde de l’orthodoxie, par exemple, est traversé par un débat féroce entre les églises autocéphales et les adeptes du patriarche gangster poutinien Kirill. Vous avez, en Turquie, sous Erdogan, des avocats et journalistes qui croupissent en prison parce qu’ils croient en la liberté. Et je ne parle pas des femmes iraniennes. Ou Afghanes. Ou de Taïwan. Vous avez là des gens qui résistent à la vague illibérale en train de déferler. Ils comptent sur notre universalisme et nous voient comme leur recours. Il faudrait leur tourner le dos ?

TM : Edgar Morin a fustigé « l’impérialisme américain » qui se jouerait en Ukraine…

BHL : Ça n’a pas de sens. Et c’est toujours cette vieille religion française qu’est l’antiaméricanisme. La première réaction de l’Amérique fut de ne surtout pas bouger et de laisser Kiev devenir un autre Kaboul. Et le premier réflexe de Biden fut de proposer une exfiltration à Zelensky. Il a fallu le courage de ce dernier, son héroïsme, il a fallu sa phrase historique (et improvisée !) « je ne vous ai pas demandé un taxi, président, mais des fusils » pour que Biden se réveille, se hisse au-dessus de lui-même et arme l’Ukraine.

TM : En Russie, l’élite pro-occidentale a majoritairement quitté le pays. Le reste de la population ne semble pas être prêt à se révolter contre Poutine, soit par soutien idéologique soit par résignation…

BHL : Personne n’en sait rien. C’est comme l’Allemagne de 1944-1945. Il y a toujours un moment où les somnambules se réveillent. Les vrais somnambules. Pas ceux de cet historien de la guerre de 1914, Christopher Clark, dont se réclament les peureux convaincus qu’on marche à la guerre mondiale sans s’en apercevoir. Les somnambules matraqués par la propagande. Les somnambules drogués à la bêtise. Les somnambules à qui Poutine a promis la grandeur et à qui il n’apporte que la défaite, l’infamie, le déshonneur. Un jour ils réalisent. Ça prend dix ans. Vingt. Peut-être plus. Et, alors, ils reviennent dans le concert des nations. C’est ce qui finira par arriver à la Russie. Un jour.


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