Quel avenir peut espérer un monde qui oublie ? C’est, au fond, l’inquiétude qui imprègne le dernier ouvrage de Bernard-Henri Lévy, Solitude d’Israël (Grasset). Horrifiée quand elle découvre la sauvagerie à laquelle se sont livrés les terroristes du Hamas le 7 octobre 2023, l’opinion publique petit à petit détourne le regard, se désole le philosophe, aidée par certains acteurs politiques qui considèrent Israël comme coupable. Ainsi, de Jean-Luc Mélenchon, BHL dit sans détour qu’il prononce « des discours qui mettent le feu dans les âmes ». Et s’étonne de l’indulgence collective.

LAURELINE DUPONT et THOMAS MAHLER : En quoi le 7 octobre représente-t-il un tournant majeur ?

BERNARD-HENRI LÉVY : C’est un double tournant, géopolitique et métaphysique. L’événement a cristallisé la grande alliance de ceux que j’ai appelés « les cinq rois » : l’Iran, l’islamisme radical sunnite, la Chine, la Russie, la Turquie. Ce sont cinq puissances révisionnistes prêtes à jeter leurs anciennes rancunes à la rivière pour redevenir les empires qu’elles ont été. Ce sont cinq grandes et vraies puissances dont on a vu le lien se nouer avec l’invasion de l’Ukraine et apparaissant, là, avec cette nouvelle guerre, en pleine lumière.

Et le tournant métaphysique ?

Le retour du mal radical. Le mal pour le mal. Le mal qui raffine dans le sadisme et l’horreur. Le mal qui n’a pas d’autre passion que la passion de soi. Ce n’est pas nouveau, bien sûr. Et j’ai, pour ma part, au Nigeria ou en Somalie, au Darfour ou en Syrie, maintes fois vu et documenté ce pire que l’homme fait à l’homme. Mais je criais dans le désert. Les gens ne voulaient pas voir. Alors, là, ils ont vu… Le monde entier a découvert l’atrocité des crimes du 7 octobre… Et c’est comme un abîme qui s’est ouvert sous les pas de tous…

Mais le monde semble également avoir rapidement oublié cette journée…

C’est la thèse de mon livre. Un événement colossal, inédit dans sa forme et dans sa portée. Et, presque aussitôt, son recouvrement, son effacement et, en effet, son oubli. Le 7 octobre, peu à peu, devient un point de détail de l’Histoire.

L’opinion publique et médiatique aurait basculé en faveur des Palestiniens ?

Oui. Mais il faut dire qu’on l’y a aidée. Le patron de l’ONU déclarant que ce pogrom monstre ne s’est pas produit « dans un vide », les députés Insoumis qui, en France, n’y voient pas du tout un pogrom, mais un « acte de résistance », et, au fond, la planète entière qui trouve des « excuses » à ces « opprimés » palestiniens qui ont planifié des meurtres, des tortures, des viols d’une ampleur inédite… C’est ça, la solitude d’Israël.

La riposte de Benyamin Netanyahou sur Gaza ne provoque-t-elle pas une catastrophe humanitaire ?

Pourquoi dites-vous Netanyahou ? C’est tout un cabinet de guerre qui organise cette riposte. Netanyahou, dans ce cabinet, cohabite avec Benny Gantz qui est son principal opposant. Et c’est le pays entier qui estime qu’on ne pouvait pas laisser cette invasion sans riposte.

Soit. Mais la catastrophe humanitaire ?

Les responsabilités sont multiples. Israël, sans doute, qui ne laisse pas passer les camions sans les inspecter et s’assurer que des armes n’y sont pas cachées. Mais vous avez les agents locaux qui ne se donnent pas le mal qu’il faudrait pour distribuer l’aide. Et vous avez, bien sûr, le Hamas qui confisque une fois sur deux le contenu des convois et le revend, à prix d’or, sur les marchés.

La riposte n’est-elle pas un échec ?

Non. Elle est difficile. Ne serait-ce que parce qu’Israël est seul pour la mener. Après le 11 Septembre, il y avait une large coalition pour, aux côtés des Américains, détruire Al-Qaeda en Afghanistan. Après le Bataclan, Charlie, l’Hyper Cacher, il y avait encore une coalition, très large, très nombreuse, très forte, pour épauler la France dans la bataille de Mossoul. Là, cette guerre contre le Hamas, c’est la troisième étape de l’histoire. Et il n’y a, soudain, plus personne aux côtés d’Israël. Cela étant, je ne dirais pas « échec », non. Les deux tiers des forces combattantes du Hamas ont été neutralisés, dont certains de ses chefs, des responsables de très haut rang.

Netanyahou n’est-il pas avant tout mû par des intérêts de politique intérieure pour sauver son poste ?

Je n’en sais rien. J’entends cela tout le temps, en boucle. Et, avec les politiques, notamment les plus cyniques d’entre eux, dont fait partie Netanyahou, tout est toujours possible. Mais, franchement, je ne vois pas quels sont les éléments concrets sur lesquels on s’appuie pour proférer cette accusation…

Ceux qui parlent ainsi sous-entendent qu’il fait durer la guerre…

J’ai bien compris. Mais est-ce qu’il n’y a pas une hypothèse, moins infamante, et au moins aussi plausible ? La guerre dure parce qu’elle est, encore une fois, d’une complexité diabolique. La guerre dure parce qu’il faut à la fois vaincre le Hamas, sauver les otages et éviter, tant que faire se peut, les morts civiles. La bataille de Rafah, par exemple, tarde parce qu’il y a un million et demi de personnes à évacuer et mettre à l’abri avant de déclencher l’opération. C’est ce que dit Israël. Apparemment, on ne l’entend pas.

Mais Israël a déjà perdu la guerre de l’information…

Il l’a perdue depuis longtemps. J’ai couvert la première guerre de Gaza en 2009. La première guerre du Liban en 2006. D’autres guerres. Chaque fois, la diabolisation d’Israël prenait des proportions insensées. Chaque fois, la désinformation battait son plein. Personne ne prêtait attention aux morts civils de Mossoul. Et, encore moins, aux centaines de milliers de morts de toutes les guerres oubliées que j’ai, aussi, passé ma vie à tenter de documenter. Mais, là, vous avez un Hamas dont toute la stratégie consiste à faire en sorte que cette guerre fasse un maximum de victimes israéliennes et palestiniennes. Vous avez une organisation terroriste qui les brandit, ces victimes palestiniennes, à la face du reste de la planète afin qu’il s’en émeuve et renvoie Israël au scandale du monde… Et ça marche.

N’idéalisez-vous pas trop ce pays ? L’Israël actuel, avec une démographie favorable aux religieux et deux membres de l’extrême droite au gouvernement, n’a plus grand-chose à voir avec celui de votre jeunesse…

Deux fous dangereux au gouvernement, c’est deux de trop, bien sûr. Et j’étais, avant le 7 octobre, aux côtés de la société civile israélienne qui défilait, chaque samedi, pour dire que ces deux hommes sont une honte pour le pays de Ben Gourion et de Menahem Begin. Mais ce n’est pas non plus tout le gouvernement. Ils ne siègent pas, ces deux-là, au cabinet de guerre. Et l’Israël de ma jeunesse, comme vous dites, est toujours là : c’est celui, comme par hasard, des kibboutz martyrs du 7 octobre…

L’avenir du pays est-il en jeu ?

Je n’imagine pas un Israël anéanti militairement. Mais isolé, oui. Mis au ban des nations, ça y ressemble. Voyez les Etats-Unis, cette poussée d’antisémitisme que je vois, personnellement, monter depuis American Vertigo, mais qui prend des proportions que je n’imaginais franchement pas. Les campus où l’on fait la chasse aux juifs. La gauche du Parti démocrate où il va de soi qu’Israël égale génocide. Et Trump qui insulte les juifs qui ne votent pas pour lui…

A Sciences Po, une étudiante juive a été empêchée d’entrer dans un amphithéâtre par des militants propalestiniens, sans que cela n’ait suscité, au sein de l’école, une condamnation trop ferme.

Une condamnation minimale, vous voulez dire ! Et tous ces commentateurs qui somment, non pas les militants propalestiniens, mais l’étudiante juive de se justifier ! C’est infect. C’est comme ces femmes dont on met en doute le martyre, dont on s’étonne qu’elles ne viennent pas elles-mêmes témoigner et dont on oublie simplement que, dans nombre de cas, elles sont mortes… Mais comment voulez-vous qu’il en aille autrement quand il y a un tel matraquage, y compris dans les forces politiques organisées, pour nous répéter soir et matin qu’Israël est coupable et que les juifs sont complices ?

Vous pensez à qui ?

Beaucoup de gens. Mais, par exemple, les Insoumis. Je pense qu’on est trop bon avec Mélenchon, et qu’on fait offense à Machiavel quand on dit que c’est juste un calculateur machiavélien qui drague l’électorat de banlieue. Non. Il croit sincèrement, aujourd’hui, que le Crif fait la pluie et le beau temps en France. Il croit sincèrement que son copain Jeremy Corbyn a été la victime, en Grande-Bretagne, du lobby juif de Londres. Et il sait ce qu’il dit quand il affirme de Mme Braun-Pivet qu’elle cesse d’incarner la représentation nationale quand elle s’en va « camper » à Tel-Aviv.

Donc, Mélenchon antisémite ?

Je ne sonde pas les âmes et les cœurs. Ce qui compte, ce sont les discours. Et ce qui se dit là renoue avec une tradition que le mouvement ouvrier français connaît bien et qui est la tradition du guesdisme, ce « socialisme des imbéciles » imprégné d’antisémitisme. Après, le mystère c’est, encore une fois, l’indulgence. Du temps de Jean-Marie Le Pen, on ne laissait passer aucun de ses « Durafour crématoire ». Là, vous avez des discours qui mettent le feu dans les âmes. Vraiment le feu. Pas l’antisémitisme réflexe que j’ai connu dans mon enfance et qui est celui du petit con qui vous traite de « sale juif » dans la cour d’école. Non. Un antisémitisme nourri. Un antisémitisme instruit par un discours idéologique, des raisonnements, une dialectique. Et tout le monde prend un air navré pour dire : « Qu’est-il arrivé à Mélenchon ? »

Malgré la présence de Marine Le Pen à la marche contre l’antisémitisme, vous ne semblez pas considérer que le Rassemblement national a effectué une mue complète sur le sujet…

Là non plus, je n’en sais rien. Je sais juste qu’on ne cesse pas d’être antisémite comme ça, par décret ou par décision d’un bureau politique. C’est un travail sur soi, profond et qui prend du temps. C’est un travail, surtout, qui exige de la probité, beaucoup de probité. L’antisémitisme n’est pas une idée vague. Ce n’est pas une humeur. C’est quelque chose d’enraciné, de profond et, comme on dit de nos jours, de systémique. Je doute que ce travail dont je vous parle, les responsables du Rassemblement national l’aient fait.

Que peut l’Europe contre cette « solitude d’Israël » ?

Soutenir Israël. Se tenir à ses côtés, sans réserve, dans sa guerre contre le Hamas et les États qui le parrainent. C’est d’ailleurs ce qu’avait proposé Emmanuel Macron au premier jour de la guerre, quand il lançait l’idée de rééditer la coalition internationale qui avait conduit la bataille contre Daech.

Mais Israël n’est-il pas aujourd’hui tenté par une escalade face au Hezbollah ? L’organisation chiite ne semble pas avoir intérêt à entrer en guerre, vu la situation catastrophique au Liban…

Ça, franchement, c’est de la stratégie de café du Commerce. Et il faut, je crois, s’en tenir aux faits. Ce qui est sûr, c’est que le Hezbollah a déjà déclenché des attaques au nord. Alors, Israël riposte. Et cela me semble assez normal, et même inévitable. J’aimerais bien voir la réaction de la France si elle était – ce qu’à Dieu ne plaise ! – obligée d’évacuer de la partie nord du pays sa population, sur laquelle s’abattrait, tous les jours, une pluie de roquettes…

Et l’Iran, que veut-il ?

Je ne sais pas non plus. Mais ce dont je suis certain, c’est que la moindre preuve de faiblesse, la moindre défaillance de l’Occident global serait reçue par les ayatollahs comme une invitation à aller de l’avant. C’est comme ça que fonctionne Poutine quand il envahit l’Ukraine, et peut-être demain la Moldavie… C’est comme ça que raisonneraient les Chinois à Taïwan s’ils avaient le sentiment que les Américains sont définitivement sur le recul. Les démocraties (c’est leur honneur !) n’escaladent jamais. Les États autoritaires, en revanche, ne sont pas contrôlés par leur opinion publique et sont donc prêts à toutes les surenchères. C’est la loi de la drôle de guerre mondiale, ou du moins mondialisée, dans laquelle nous sommes entrés.

Après avoir maintenu une position ambivalente vis-à-vis d’Israël, Erdogan s’est, après le 7 octobre, clairement fait le porte-parole de l’antisionisme…

Exact. C’est le même axe. La même grande alliance. Les mêmes discours enflammés d’un néo-Ottoman qui, revêtu d’un keffieh, offre à qui voudra les « preuves » qu’il prétend détenir du génocide d’Israël à Gaza. Il serait temps de tirer de tout cela les conclusions qui s’imposent. Et d’exclure la Turquie de l’Otan – où elle n’a que faire et qu’elle met en danger.

Les pays arabes sunnites, comme l’Arabie saoudite ou le Maroc, sont eux majoritairement plus prudents…

Oui. L’Arabie saoudite change. Et je crois qu’elle était vraiment sur le point d’entrer dans le club abrahamique. Quant au Maroc, c’est encore autre chose. Il y a une vraie exception marocaine. Il ne faut jamais oublier que le grand-père du souverain actuel, compagnon du général de Gaulle, était prêt à porter l’étoile jaune si ses sujets juifs se l’étaient vu imposer…

Un mot sur l’Ukraine. Que pensez-vous de ceux qui dépeignent Macron en va-t-en-guerre ?

Ils parlent comme les munichois de 1938. A droite comme à gauche, pour le coup. Avec le communiste Roussel nous expliquant, dans les mêmes mots que jadis, qu’il n’approuverait jamais que l’on envoie « notre jeunesse » se faire tuer en Ukraine… On dit toujours « attention au point Godwin, attention à ne pas tout ramener à Hitler ». Mais je suis assez pour le point Godwin, vous savez. Je suis même très pour un bon usage de l’histoire humaine empêchant de reproduire les grandes erreurs du passé. Tout le monde nous parle de « l’homme augmenté ». Ce que je redoute, moi, c’est une « humanité alzheimerisée » qui aurait perdu ses repères, ses valeurs et son cap.


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