« A nous deux, nous symbolisons parfaitement l’effroyable avachissement de la culture française. » Dès sa première lettre, Michel Houellebecq pose, avec un peu d’amertume et beaucoup d’ironie, la portée de l’entreprise. On pourrait croire au livre gadget. Trois cent trente-six pages plus loin, on est renversé. Cet échange épistolaire entre Bernard-Henri Lévy et lui, c’est Jérusalem contre Athènes, le conseiller écouté de Ségolène Royal contre l’écrivain réactionnaire, le grand bourgeois contre M. Tout-le-Monde, le citoyen du monde amoureux de la France contre le tenant d’une France muséifiée réfugié en Irlande.

Début 2008, Bernard-Henri et Michel décident d’entretenir une correspondance. Dès le début, ils conviennent que le moment venu elle fera l’objet d’une publication. Les premières lettres trahissent la méfiance qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Mais quelques semaines plus tard, bas les masques, ils se livrent corps et âme. Chacun essaie de trouver la faille, la faiblesse, une prise dans l’argumentation de l’autre afin de le mettre en défaut. Les épistoliers convoquent leurs pères, leurs souvenirs de jeunesse, Pascal, Spinoza, Goethe, Sartre et leurs précédents livres. Ils se font bretteurs à fleuret à peine moucheté. Les journalistes passent un sale quart d’heure. Surprise, pas une ligne sur la politique française, pas une phrase sur Nicolas Sarkozy.

Au final, Ennemis publics est tout sauf un coup éditorial. On a entre les mains un ouvrage de haute portée philosophique, un de ces livres à la fois nécessaires et évidents qui occupent les meilleures places dans les bibliothèques. Jamais ces deux grandes figures des lettres françaises ne sont allées aussi loin dans l’analyse d’elles-mêmes, l’affirmation de leur point de vue, la revendication de leurs différences.

Jérôme Béglé (Paris Match) : Comment a germé cette idée de correspondance entre vous ?

Michel Houellebecq : Je me souviens que Bernard-Henri m’avait invité à dîner au restaurant du Ritz – il a fallu me prêter une veste. Arielle est arrivée plus tard. J’ai dû proposer un débat ; il m’a répondu qu’une correspondance serait mieux. J’ai tout de suite été d’accord. Nous nous connaissions à peine.

Bernard-Henri Lévy : Je ne sais pas si on peut dire qu’elle a « germé ». Cela s’est fait peu à peu. Assez naturellement. Et sans que nous soyons complètement sûrs, au début, que cela déboucherait sur une publication. Tant de choses intimes… Pour l’un comme pour l’autre, des aveux que nous n’avions, je crois, jamais faits… Ce livre est vraiment une chose très étrange. Avec une chimie qui, à un moment donné, s’est opérée et que je ne m’explique pas moi-même. Qu’est-ce qui fait que deux hommes aussi différents, deux écrivains à la vision du monde si opposée, se choisissent l’un l’autre pour raconter des choses qu’ils s’étaient à peine dites à eux-mêmes ? Je ne sais pas. C’est mystérieux.

Avez-vous été convaincu, ébranlé par quelques-unes des argumentations de votre interlocuteur ?

BHL : Oui, bien sûr, forcément. Le pessimisme de Michel… Son retrait… Certaines des raisons qu’il donne de ne pas se soucier du cours du monde… Tout cela m’a ébranlé, comme vous dites. Nécessairement ébranlé. D’autant que cela faisait écho, je m’en apercevais en recevant ses lettres, à des tentations que j’ai pu avoir moi-même mais que j’ai, comment dire ? étouffées, censurées… Un moi possible, en somme… Une virtualité de moi-même dont je voyais, chez lui, la réalisation… Cela étant dit, la bizarrerie de l’aventure c’est qu’elle n’a pas non plus entamé les convictions de chacun. Un échange, certes. Un chemin parcouru ensemble. Une confession à deux voix où les confidences de l’un provoquaient celles de l’autre. Mais la bizarrerie c’est que nous sommes, il me semble, sortis de cette histoire – l’un comme l’autre – plutôt fortifiés dans nos positions. Comme si elles avaient été mises à l’épreuve, soumises au feu d’une pensée adverse – et renforcées.

MH : Sur la nécessité de se battre, sur l’engagement, oui, il m’amène à me contredire pas mal : je me lance dans un plaidoyer protibétain ; sur la fin j’en viens à soutenir Israël… Depuis le début j’ai toujours refusé de m’engager, de dire aux gens ce qu’ils devaient penser, ce n’est pas le genre de rapport que je souhaitais entretenir avec mes lecteurs. Mais peut-être est-ce que j’ai eu tort, peut-être est-ce que je me suis trop censuré sur ce point. Pourtant ce qui m’a le plus troublé dans notre échange, et là on me sent complètement déstabilisé, c’est cette idée de souffle divin créateur, et plus tard celle d’un judaïsme sans Dieu.

Alors que vous êtes tous les deux les symboles de « l’effroyable avachissement de la culture et de l’intelligence françaises », pourquoi l’un le vit-il mieux que l’autre ?

BHL : La formule n’est pas de moi mais de Michel. Je ne me sens, pour ma part, ni « avachi » ni « effroyable ».

MH : Fondamentalement, Bernard-Henri est un optimiste. C’est stupéfiant quand on considère tout ce qu’il a pu prendre dans la gueule, mais c’est la vérité : il est d’un optimisme indéracinable. Par exemple, là, il est persuadé que mon film va regagner des salles, qu’il va être rapidement réévalué, etc.

Diriez-vous que c’est votre ego qui vous permet de mieux supporter les attaques et les calomnies que Michel ?

BHL : J’ai été surpris, c’est vrai, par le découragement de Michel face à la meute de petits esprits qu’il a, comme moi, aux trousses. Ce que je lui réponds – ce que j’établis, j’espère, quasi mathématiquement, dans une de mes lettres –, c’est que la meute a toujours tort. Forcément. Nécessairement. Et qu’il est écrit, dans son cas comme dans le mien, que c’est elle qui pliera la première et qui perdra. Mais il faut lire Spinoza pour s’en convaincre. Ou pratiquer le grand art chinois de la guerre. Ou jouer aux échecs, comme Marcel Duchamp, ou Walter Benjamin, ou nos pères respectifs. Ce livre, d’ailleurs, est aussi une partie d’échecs par correspondance.

MH : Sur la meute, je reste persuadé qu’elle gagne toujours, du vivant de l’écrivain tout du moins. Sur l’ego de Bernard-Henri Lévy, je ne crois pas qu’on puisse envier quelque chose qui vous paraît à ce point inaccessible. Je me dis juste qu’il a de la chance.

Michel, que voulez-vous dire quand vous écrivez : « Personnellement, je ne crois pas aux juifs ? »

MH : A priori, je ne crois pas au déterminisme des origines, à l’idée que le fait d’être juif, arabe ou n’importe quoi vous prédispose à telle ou telle vision du monde. Cela dit, au fil des pages, j’en viens à concéder qu’être juif n’est pas tout à fait anodin. C’est une concession difficile, parce qu’elle contredit une vision abstraite, biologique de l’humanité qui est depuis toujours la mienne.

Bernard-Henri, avez-vous été choqué par cette phrase ?

BHL : Pas vraiment. Car il dit autre chose sur le judaïsme, un peu plus loin, qui me semble plus intéressant et qui me va : la résistance qu’il oppose – et dont il se réjouit – aux nouvelles, et terribles, religions planétaires.

Michel, comment êtes-vous passé de « la volonté de déplaire » au « désir d’être aimé » ?

MH : En quelques jours, juste avant mon 47e anniversaire, je le raconte dans le livre. C’est une année terrible, la 47e année, une année charnière : incroyable le nombre d’écrivains qui meurent, ou se suicident, cette année-là – encore, récemment, cet auteur américain… J’ai survécu, mais je me suis mis d’un seul coup à avoir envie de choses faciles et douces.

Bernard, qu’avez-vous appris sur Michel Houellebecq au terme de vos six mois de correspondance ?

BHL : Presque tout. Car il ne s’était jamais, il me semble, livré comme il se livre ici. Sa mère… Sa tentation chrétienne à l’adolescence… Sa définition du roman comme genre mineur… Son rapport, aussi, à la philosophie (que je n’imaginais ni si étroit ni si précis)… Tout cela m’a surpris. Et surprendra, je pense, la plupart de ses lecteurs. Avec une dernière chose, peut-être. Cela va vous sembler curieux. Ou naïf. Mais tant pis. Je vous le dis comme cela me vient. Sa bonté. Ce qui m’a peut-être le plus sidéré chez ce dépressionniste, cet ennemi déclaré du genre humain, cet homme qui se sent plus à l’aise – et il l’assume – avec son chien Clément qu’avec la plupart de ses contemporains, c’est sa bonté. Je ne veux pas en dire plus. Vous avez lu le livre – vous m’avez compris.

MH : Nous avons vraiment joué le jeu, nous nous sommes très peu parlé en dehors de nos lettres : presque tout ce que j’ai appris, le lecteur l’apprendra aussi. Mais ce que j’ai appris de plus important, et ça je ne pouvais pas le lui écrire, ça l’aurait gêné, c’est que c’est quelqu’un d’honnête et de droit. Quelqu’un qui tient sa parole. Ce sont des qualités morales élémentaires, mais finalement rares, et qui deviennent, dès qu’on vieillit un peu, terriblement importantes. J’ai aussi appris qu’il est, à beaucoup de points de vue, à l’opposé de son image publique – mais, ça, je commence à avoir l’habitude.

Au fur et à mesure de vos échanges, chacun d’entre vous « tombe le masque ». Avez-vous été poussés dans vos retranchements par votre interlocuteur ou estimiez-vous qu’il était temps de « passer à table » ?

MH : Ni l’un ni l’autre : je me suis simplement senti en confiance. Ce n’est pas un sentiment très habituel chez moi.

BHL : C’est le miracle de ces six mois. Michel dit, quelque part, que la correspondance est un genre où l’on ne triche pas. Il a raison. C’est exactement ce qui s’est passé. Avec, je vous le répète, l’accélérateur supplémentaire qu’a été le choc de ces visions du monde qui, au lieu de se paralyser l’une l’autre, se sont mutuellement contraintes à affiner, préciser, chauffer à blanc et, donc, retremper leurs articles de foi essentiels. Aujourd’hui encore, en me relisant, je me demande comment j’ai pu en dire autant. Je me demande comment ont pu me revenir, sur mon enfance, mon père, mes grands-oncles Hyamine, Maclouf, Moïse et Messaoud, sur la bouchère d’Esbly, tant de souvenirs dont je n’avais pas idée. Eh bien voilà. La correspondance. Le miroir de ce rapport à l’autre qu’implique une correspondance menée à bien. Et puis cette sorte d’amitié qui s’est nouée à distance et qui, elle aussi, était parfaitement inattendue.

Comment pensez-vous que ce livre sera reçu par vos détracteurs ?

MH : Comme d’habitude. Ça fait déjà pas mal d’années que l’accueil fait à mes livres ne dépend plus de leur contenu. Mes détracteurs ont forgé leur stock de qualificatifs me concernant, ils ont construit une image qui leur paraît tenir la route, ils n’ont aucune raison de la modifier. Jusqu’au bout je resterai qualifié de cynique, misogyne, raciste, réactionnaire, etc.

BHL : Comme les autres, j’imagine. C’est-à-dire mal. Il paraît que, là, au moment même où nous parlons, quelques-uns des sites Internet qui se sont fait un fonds de commerce de la diffamation contre Houellebecq ou contre moi, téléphonent fébrilement aux imprimeurs, aux journaux, à leurs contacts ici ou là, pour essayer de se procurer une copie du livre. Ça promet ! Et il sera assez amusant d’observer, du reste, comment s’organisera ce petit monde et comment réagiront des détracteurs qui ne sont – complication supplémentaire ! – pas toujours ni nécessairement les mêmes. Addition ? Soustraction ? Neutralisation ? Accélération des particules du ressentiment et de la haine ? Les uns vont-ils se lamenter que le merveilleux Houellebecq se soit commis avec le misérable BHL ? Les autres que je me sois, moi l’intellectuel engagé, compromis avec un islamophobe misogyne et nihiliste ? Tout cela n’a pas grande importance. Ce livre est écrit, il existe – et c’est la seule chose qui compte. Mais enfin… Pour le « guerrier » que je suis aussi, il y aura là, quand même, une expérience intéressante.

Quel est le livre de l’autre que vous emporteriez sur une île déserte ?

BHL : La possibilité d’une île. Parce que c’est le plus poétique de ses romans.

MH : Je ne crois pas être un bon interlocuteur pour cette question de l’île déserte : là, par exemple, je vis dans un endroit plutôt isolé et je me lamente parce que je n’arrive pas à me faire livrer par Amazon ! Mais je sais que celui que j’ai le plus envie de lire en ce moment, c’est Le testament de Dieu – pour les raisons que j’ai dites plus haut.

La possibilité d’une fuite

Le secret devait être parfaitement gardé. Après m’avoir informé de la teneur du livre secret à propos duquel les hypothèses les plus improbables circulaient, Teresa Cremisi, PDG du groupe Flammarion, m’invite à le lire le plus discrètement possible à son bureau. J’y consacre les après-midi de jeudi et vendredi derniers. Son assistante me tend un ouvrage qui sort à peine de l’imprimerie et dont les pages n’ont même pas été découpées. Muni d’un coupe-papier, je me lance à l’assaut des 28 lettres que les deux écrivains se sont échangées. Le soir, le précieux document est replacé dans une armoire fermée du bureau directorial. Au fur et à mesure que les mails, les demandes et parfois les menaces pleuvent, l’éditrice me supplie de conserver un absolu secret sur ma lecture. Tout juste avais-je le droit de rendre quelques notes sur un carnet…

Puis il fallut organiser la photo et l’entretien ! BHL est aux États-Unis pour la sortie de Ce grand cadavre à la renverse, et Michel Houellebecq quelque part entre Shannon en Irlande et le nord de l’Espagne. Il annonce une arrivée tardive à Paris. La photo numérique, les mails et… la bonne volonté triomphent de beaucoup d’impossibilités matérielles. C’est à Los Angeles que Bernard-Henri Lévy pose tandis que, après un périple en voiture depuis la péninsule ibérique, Michel Houellebecq fait son apparition à Paris, attiré par un concert de Stevie Wonder.


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