Bernard-Henri Lévy est devenu, en trente ans, la figure de l’intellectuel multifonctionnel. D’où l’irritation qu’il suscite, d’où la fascination qu’il exerce. Son œuvre ressemble à une boutique aux rayons variés : essais philosophiques (il fut l’un des « Nouveaux philosophes » des années soixante-dix), ouvrages politiques, témoignages géopolitiques, pamphlets, romans, pièces de théâtre, biographies, films, articles de journaux (dans presque tous les journaux) et de revues, reportages, oraisons funèbres, interventions lors de colloques savants, discours politiques, journal intime… Il ne manque guère, à notre connaissance, que la poésie et les livrets d’opéras. Pour accompagner cette riche palette, on trouve des entretiens accordés à la presse ou à la télévision et d’innombrables participations à ces « salons où l’on cause » que sont devenus les studios de télé, à quoi l’on pourrait ajouter une forte présence dans les pages « people » des magazines.

Voilà de quoi égarer l’esprit de ceux qui tentent de le suivre et alimenter l’idée que ce touche-à-tout, ce pense-à-tout, se disperse vainement à se mêler de tout. Que la profusion empêche la profondeur, et la mondanité le lent labeur de la pensée. Ce procès serait facile et partiellement injuste. La publication de cette énorme brique intitulée Récidives atteste, chez « BHL », des convictions récurrentes, assises sur une certaine vision de l’histoire, sur une pensée qui, pour vibrionner, n’en est pas moins constante. Même si beaucoup d’aspects peuvent en être discutés.

Au fond, pour évaluer la place que mériterait (ou pas) d’occuper Bernard-Henri Lévy dans le paysage intellectuel français, il faudrait d’abord évacuer la figure publique de BHL. Il faudrait s’abstraire de ses apparitions médiatiques, de cette omniprésence dans les « parleries » du système paillettes, négliger tout ce qui fait qu’on l’a représenté, avec son consentement ravi, au Musée Grévin, parmi les gens du show-biz et les gens du pouvoir. Il resterait alors, cette gangue mondaine écartée, une tension fondamentale entre une vision tragique de l’Histoire, une vue assez noire de l’homme et l’idée que, quand même, il faut faire quelque chose. Que l’on ne peut pas en rester là, même si l’on sait que l’on n’aboutira pas à de grands résultats. C’est en cela, en effet, que Bernard-Henri Lévy a raison d’écrire que, depuis trente ans, il ne cesse de lutter contre « le romantisme » et les idées de « progrès » ou de « sens de l’Histoire » qui ont trop saigné l’homme pour qu’on y applique des espoirs fous.

Dans Récidives, il a rassemblé plusieurs dizaines de textes déjà publiés, notamment dans la presse, et quelques inédits (plus rares qu’il ne le dit dans sa préface…). C’est imprudent de publier des livres à partir de recueils d’articles. On court, dans le meilleur des cas, le risque de la répétition, et, dans le pire, celui de l’incohérence. Sauf tri soigneux… On s’expose aussi au reproche de la facilité : regrouper des textes épars, est-ce un livre ? Et, en l’occurrence, un gros livre fait-il nécessairement un grand livre ?

Il n’empêche, pour qui s’engage dans cette lecture massive et la mène loyalement au bout, force est de constater qu’il y a continuité dans la vision du monde et dans celle du rôle de l’intellectuel. BHL est un pessimiste fondamental qui ne fonde nulle espérance dans le futur, ni en raison ni en croyance. « Le genre humain, écrit-il en 1996, n’est pas curable. Notre métier est, non de dissiper, mais d’explorer l’énigme. » Il ne voit pas le temps comme une linéarité de progression mais comme un chaos sans logique. Il n’aspire pas au recours à la transcendance et l’ici et le maintenant sont la seule part d’éternité qu’il concède aux croyants.

Ce désabusement ne le mène pourtant pas au cynisme ni ne paralyse, en lui, ce rêve d’intellectuel français qui consiste, après Zola, Malraux, Sartre, à peser sur l’Histoire en train de se faire. Il veut traquer la bête malfaisante quand le Mal (auquel il croit plus fortement qu’il ne croit au Bien) prend ses aises dans l’actualité. Alors il court, avec vivacité, publicité mais aussi courage, sur ces lieux de fracture dans ces « moments où l’on a le sentiment que l’esprit du monde souffle en un point plutôt qu’en un autre ». Ainsi le Bangladesh dans les années soixante-dix, et, bien sûr, la Bosnie dans les années quatre-vingt-dix.

Car il n’est pas d’intellectuel sans combats. L’on perçoit, chez Bernard-Henri Lévy, avec encore plus de netteté que chez d’autres personnages de sa génération, ce besoin un peu mimétique de se situer dans la lignée des grands prédécesseurs. Il le fait avec, parfois, une exaspérante visibilité, avec, souvent, une excessive sûreté de soi qui vérifie trop cet aveu, formulé en 2003 : « Je suis en paix avec mon idéal du moi »… Mais pas avec les autres puisqu’il écrit ailleurs (dans son journal intime) : « Au théâtre comme dans la vie, je ne connais que des coupables. »

Où est la vérité de Bernard-Henri Lévy ? Sans doute dans ces quatre-vingts pages – les meilleures du livre et qui, publiées seules, eussent fait un très profond essai – où il expose tous les contours de sa judaïté. « Je n’ai pas toujours été juif », explique-t-il, paradoxal pour faire comprendre que, sans conversion, mais à la suite d’« événements de pensée », grâce à Levinas et Albert Cohen, il a « acquis la conviction que le livre, c’est la loi et que Dieu n’est rien d’autre, somme toute, que l’écriture incessante de ce livre ». Que ne creuse-t-il, hors champ, ce sillon…


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