L’INTERMÉDIAIRE : Vous avez décrit Baudelaire comme l’une de vos références fétiches, l’écrivain français dont vous vous sentez le plus proche sur le fond. Ce poète, prosateur, écrivez-vous, amoureux des villes, haïsseur des terroirs, ennemi juré de toutes les prisons, prophète d’une littérature froide, cet impeccable catholique qui n’a cessé, sa vie durant, de rappeler aux euphoriques de son temps la réalité du péché, la pérennité du Mal dans l’histoire. Mais pourquoi en avoir fait le héros de votre dernier roman ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Pour des raisons diverses, multiples. Probablement parce que je me sens une vraie proximité avec le personnage, avec sa vision du monde, sa métaphysique et puis aussi, parce que sa vie, sa mort, cette période intermédiaire qui se passe à Bruxelles, à l’Hôtel du Grand Miroir, m’ont semblé particulièrement riches en minerais romanesques. C’est un roman que je voulais écrire et il y avait là une situation romanesque privilégiée.

Est-ce cette étape avant la mort qui vous a intéressé, cette angoisse de l’écrivain face à son œuvre qu’il n’aura peut-être pas le temps et l’énergie d’achever ?

C’est d’abord un livre sur la mort. Je crois qu’il n’y a pas d’écrivain qui, à un moment donné de son œuvre ou de son parcours, ne se trouve confronté à cette énigme de la mort. Et puis, c’est aussi un livre sur la mort d’un écrivain. Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un écrivain en train de mourir, à quoi pense-t-il, que revoit-il, quels sont ses projets et ses secrets ? Contrairement à notre opinion à tous, car nous pensons qu’il est mort d’une certaine manière à temps, qu’il avait écrit ce qu’il pouvait écrire de plus beau, ce sommet de la littérature mondiale que sont Les Fleurs du Mal, tout le pathétique de la situation vient du fait que Baudelaire, lui, ne le croyait pas. Baudelaire pensait que Les Fleurs du Mal étaient tout au plus un prélude, un exercice, une sorte d’ébauche de quelque chose de beaucoup plus considérable qui allait venir après. Et l’horreur de la mort qui vient, qui est la même chez chacun de nous, est redoublée dans son cas par cette conscience aiguë de mourir au moment où son œuvre ne faisait que commencer. C’est alors que je mets en scène et que j’invente pour partie les projets littéraires dont nous savons que Baudelaire les nourrissait à l’époque de ce séjour à Bruxelles. Il avait des projets de pièces de théâtre que j’imagine, un projet de roman dont j’essaie de deviner la figure ; il avait un projet d’autobiographie dont j’amorce l’ébauche et auquel il renonce ; il avait un autre projet d’essai dont j’imagine le contour qu’il aurait pu avoir, et il avait surtout ce livre : Pauvre Belgique ! qui, depuis cent vingt ans qu’il est mort, passe pour un livre de gâteux, de débile mental et comme une gigantesque pomme de discorde entre Baudelaire et les Belges, et dont je pense, moi, qu’il était en réalité l’ébauche possible d’un très grand livre véritablement baudelairien, dont les Belges n’étaient que le prétexte ou le masque. C’est toute la fin du livre, l’épisode où Baudelaire se trouve confronté au narrateur.

Des livres pour les morts

Charles Baudelaire a souvent dit qu’il n’écrivait que pour les morts. Vous le rappelez d’ailleurs dans votre livre. Il en était à ce point convaincu que la vraie littérature n’était possible selon lui, que sous le contrôle, le bienveillant regard de ces morts. Est-ce aussi votre opinion ?

Je crois que l’on écrit tous pour les morts. Les écrivains écrivent pour les morts, pas pour les vivants. Ils n’écrivent pas pour le public. À l’âge classique, on écrivait probablement davantage pour un public déterminé dont on connaissait le visage, vis-à-vis duquel on mesurait sa propre distance. Quand Racine écrivait, il savait pour qui il le faisait. C’était pour la cour de l’époque de Louis XIV. L’écrivain moderne écrit, lui, en l’absence de tout public identifiable, face à une anonyme. Il écrit sous le regard de ses vrais contemporains selon l’esprit de ses témoins familiers des vrais personnages, avec lesquels il dialogue et qui sont des morts. Un écrivain, c’est quelqu’un qui passe sa vie avec des morts. Je vais même très loin dans cette hypothèse puisque, dans le cas de Baudelaire, je mets en scène autour de son lit de mort une ronde de spectres qui l’hallucinent qui sont Le Tasse, Dante, Shakespeare, Homère, Le Greco et quelques autres, qui viennent danser une sorte de sarabande, de ballet morbide et joyeux autour de son lit. C’est un peu la famille spirituelle transcendant les familles réelles, les lignages matériels et naturels, le temps où il se trouve, qui ont en réalité dominé son œuvre. Je crois que pour chacun d’entre nous c’est le cas. Moi, je sais que les gens auxquels je pense lorsque j’écris mes livres, ce sont des morts. Ce sont des écrivains que je devine, même que je vis, vis-à-vis desquels j’éprouve une sorte de bouleversante contemporanéité et intimité.

Les derniers jours de Baudelaire ont dû être atroces. Pour un écrivain, perdre l’usage de la parole et de l’écriture, n’est-ce pas dramatique ?

C’est probablement aussi une des raisons pour lesquelles j’ai choisi Baudelaire, car c’est assez rare chez l’écrivain. On en connait qui sont devenus fous, d’autres qui sont devenus gâteux, ceux qui perdent peu ou prou une partie de l’usage de leur raison. Je ne crois pas qu’il y ait d’autres exemples d’écrivains, en tout cas il y en a très peu, qui perdent ce qu’ils ont de plus spécifique, c’est-à-dire le verbe. Ce grand écrivain, cet inventeur de sonorités géniales, de rythmes si raffinés, cet auteur d’une musique à nulle autre semblable, qui se trouvé raidi pendant des mois et des mois à la hideuse simplicité d’un « crénom », a quelque chose d’épouvantable qui ne pouvait qu’épouvanter ses contemporains, le narrateur en particulier et moi, le romancier que je suis. Le romanesque surgit de ce genre de situations limites. Avec l’auteur des Fleurs du Mal, qui agonie dans un gargouillis de « crénom », vous avez une distance romanesque de très forte intensité que laquelle la tentation m’était forte d’élever la pierre d’un roman.

La cheville de Victor Hugo

Quand on fait le bilan de la vie de Baudelaire, on s’aperçoit qu’elle a été plutôt négative. Il fut de son vivant un écrivain incompris, proscrit et misérable, qui n’avait pas l’ombre d’une existence et rencontrait les pires difficultés à se faire simplement éditer. Même ses rapports avec Hugo, certes, officiellement bons, se trouvaient réduits à une domination du Maître qu’il ne pouvait supporter.

C’est exact. Les Hugo dominaient. Ils avaient gagné, et de très loin. À telle enseigne que si on avait dit à Victor Hugo qu’il était menacé par Baudelaire, que celui-ci pouvait devenir son égal dans le panthéon de la postérité, Hugo aurait éclaté de rire. Il n’imaginait pas que cela puisse arriver. Hugo n’a jamais su voir en Baudelaire autre chose qu’un poète de qualité, certes, mais ne lui arrivant sûrement pas à la cheville et ne représentant en aucune manière une menace.

Ses rapports avec les journalistes n’étaient pas très bons non plus. Baudelaire avait la presse en horreur et voyait dans le journalisme « la pénitence glorieuse du poète ». Comme Edgar Poe, il ne comprenait pas « qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût ». Est-ce que cela n’a pas aussi contribué à en faire une sorte de paria dans les rangs littéraires de l’époque ?

C’est vrai. Baudelaire est quelqu’un qui a eu à la fin de sa vie les journaux en horreur mais qui, à l’époque de sa maturité, aimait les journaux, y écrivait et se sentait terriblement journaliste, comme d’ailleurs la plupart des grands écrivains. Vous savez que le mythe du grand écrivain retiré dans sa tour d’ivoire, écrivant dans une espèce de temps éternel, sans prise de la circonstance et sans pression de l’air du temps, est un mythe romantique et bête. C’est Mallarmé, le plus éthéré des poètes, le plus impeccable des écrivains, qui disait : « Nul au fond n’échappe au journalisme ». Et il alla si loin que, lui l’auteur de ce « Livre » quasi religieux et qui d’ailleurs ne verra jamais le jour, il fonda un journal de mode pour femmes. Donc, tous les écrivains modernes ont eu un rapport plus ou moins conflictuel, mais en tout cas qui était une sorte de point de passage obligé, avec la presse.

En fait, Baudelaire avait des difficultés à se faire publier. Les seuls endroits où on acceptait de reproduire ses critiques littéraires, c’était bien souvent parce qu’il les signait sous des noms déguisés…

En effet, il a fait le nègre pour des écrivains qui pesaient plus lourd que lui, comme Théophile Gautier. Et quand il publiait ses propres poèmes ou ses articles, car cela lui arrivait tout de même, très souvent ceux-ci trainaient des mois durant, parfois des années, au marbre d’un grand journal et il finissait par les publier dans un journal déshonorant. C’est ainsi qu’il lui arrivait de publier dans Le Magasin des Familles, L’Écho de la Cordonnerie, Le Journal des Marchands de Vin…

L’insoutenable culpabilité

Autre chapitre important dans la vie de Charles Baudelaire, le souvenir de son père, un prêtre défroqué, mort alors qu’il était tout jeune. Cela aussi a dû le poursuivre sa vie entière ?

Je crois qu’on a peine à mesurer de nos jours ce que pouvait représenter en 1840, pour un adolescent, d’être le fils d’un prêtre défroqué. Il faut imaginer ce que pouvait signifier d’être venu à la place de la soutane, d’être le fruit de cette faute et de cette étreinte contre nature. Baudelaire ne pouvait s’empêcher de voir son père comme une sorte de grand criminel impuni, meurtrier autant qu’un criminel peut l’être, puisqu’il avait tué non pas un homme mais la personne même de Dieu. Aux yeux de l’enfant qu’il était, c’était la plus impensable des fautes qu’un homme puisse humainement commettre. Ce crime lui paraissait si monstrueux que, contrairement à tous les autres pour lesquels la justice terrestre avait prévu une savante échelle de peines, aucun recours n’avait été prévu pour celui-là. C’était donc sur les dépouilles de ce Dieu, sur son cadavre, qu’il était né, lui, le petit Charles Baudelaire. D’où ce fameux sentiment de culpabilité qui l’a poursuivi toute sa vie, ce malaise, cette attitude terriblement équivoque, ambiguë, qu’il éprouvait vis-à-vis du catholicisme ; d’où enfin le fait qu’il finit sa vie dans les églises, comme si Baudelaire venait voir avant de mourir les lieux que son père avait trahis et désertés. Comme s’il venait expier la faute de son père, que cela le laissait à la fois dans cet état de légèreté que donne la repentance et, en même temps, effondré, bouleversé, brisé à jamais et bientôt agonisant.

Sortons du cadre baudelairien. Puis-je vous demander qu’elle est votre raison d’être ?

J’ai écrit des essais de philosophie qui étaient très engagés, touchaient tous à des points brûlants de la sensibilité contemporaine et de l’histoire de ce siècle. Mes romans en sont la continuation par d’autres moyens. C’est une œuvre, un commencement d’œuvre qui, j’imagine, est au cœur d’un certain nombre de débats. Il n’y a pas de raison d’être, vous savez. Si j’écris des romans, c’est aussi par plaisir, plaisir d’écrire et j’espère plaisir de lire pour mes lecteurs. C’est aussi pour ce simple bonheur d’écrire et ce simple de raconter des histoires, de fabriquer des personnages, de me mettre dans la peau de ceux qui ne me ressemblent pas, de parler comme la prostituée noire Jeanne Duval, comme la concierge, Madame Lepage, qui est la tenancière de l’Hôtel du Grand Miroir…

Comment vous définissez-vous ?

Quand j’écris Les Derniers jours, comme écrivain qui vit par et pour la littérature et qui n’a pas d’autre morale que celle de la littérature, il m’arrive d’interrompre ce travail littéraire et de devenir ce qu’il est convenu d’appeler un intellectuel. C’est-à-dire quelqu’un qui pose son stylo et qui, fort de l’autorité que confère ou ne lui confère pas son œuvre, intervient dans les grands problèmes de la Cité et au nom d’un certain nombre de valeurs universelles. Cela peut être le problème de la famine en Éthiopie, l’intervention de l’Armée rouge en Afghanistan ou la question de la démocratie au Chili. Toutes questions dont il m’est arrivé de songer, à tel ou tel moment de ma vie, qu’il m’appartenait d’essayer de m’y intéresser et de peser autant que faire se peut et si minime que soit mon intervention, sur l’événement.

Israël et Mai 68

Comment réagissez-vous aux événements actuels dans les territoires occupés par Israël ?

Ce qui se passe en Cisjordanie ne peut pas durer éternellement. L’armée israélienne est prise dans un piège épouvantable. La démocratie juive, qui est un modèle du genre, est soumise à une véritable épreuve dont il est urgent qu’elle s’en sorte vite. Je pense qu’il faut qu’Israël libère les territoires occupés, mais aussi libérer Israël des territoires occupés. Parce qu’ils sont un véritable cancer, encore très localisé, mais qui pourrait à terme considérablement peser sur le destin d’Israël. Mais nous n’en sommes pas là. Israël, n’en déplaise à ses adversaires, est aujourd’hui le seul État démocratique de la région, l’unique endroit dans cette partie du monde où les grandes valeurs démocratiques occidentales sont honorées avec, bien entendu, cette barde de bavures et d’exceptions qui caractérisent ce genre de situations. Est-ce qu’il appartient à nous, Belges ou Français, qui avons connu des guerres coloniales autrement plus brutales et sanglantes que ce qui se passe en Cisjordanie, de donner des leçons de démocratie à Israël ? Je n’en suis pas sûr.

Mais 68, vingt ans après. Êtes-vous déçu de ce qu’il en reste ?

Est-ce que Mai 68 était un événement si important ? Je crois qu’il faut s’habituer à propos de cette date à inverser la perspective. On la présente toujours comme le point de départ d’une nouvelle histoire, l’enclenchement de quelque chose. Peut-être faut-il s’habituer à penser l’inverse, que Mai 68 était la fin de quelque chose, le crépuscule de l’histoire, la clôture d’une partie de celle-ci. Je le crois de plus en plus. C’était la fin de l’époque des révolutions, la fin d’une certaine conception romantique ou héroïque de l’histoire occidentale, les derniers soubresauts, les ultimes convulsions de l’esprit du XIXe siècle. Ce n’était sûrement pas l’ouverture du XXe siècle.


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