Lorsqu’au lendemain de la chute du Mur de Berlin, la naïveté et l’optimisme avaient pris le pouvoir, Bernard-Henri Lévy était de ceux, bien rares, qui n’avaient pas cru à « la fin de l’Histoire », et autres fadaises. Fort de cette prescience, il peut aujourd’hui, à bon droit, récidiver. Il suffisait, il y a cinq ans, d’invoquer le retour des vieilles nations et la résurgence du tribalisme pour baliser l’avenir immédiat. C’est désormais un monstre idéologique nouveau, étrange précipité entre la pureté et ‘intégrisme, qui nous menace et nous entraîne dans les nouveaux cercles de l’enfer.

Premier cercle, fondateur : la permanence historique de l’intégrisme. Loin d’être un sous-produit de l’époque contemporaine, il est la matrice de toutes les idéologies extrêmes. Saint-Just, Savonarole, Staline : autant de hérauts de cette aspiration délétère à la pureté. Aucune religion n’y échappe : ni naturellement l’islam, ni le christianisme, ni même le judaïsme auquel l’auteur du Testament de Dieu n’accorde, sur ce terrain, aucune grâce. Le Mal existe et surplombe l’Histoire : il s’identifie, sous des formes qui se renouvellent, à la « pureté dangereuse ».

Jouer les aiguillons

Deuxième cercle, plus immédiat : les mille et une manifestations quotidiennes de l’intégrisme. La Bosnie pour laquelle Lévy continue inlassablement de jouer les aiguillons et à l’occasion les « missi dominici ». Le Rwanda qui a inventé le génocide absolu, c’est-à-dire anonyme, voire « autogéré » et qui témoigne du Mal dans chaque tête. Le Cambodge ou, inlassablement depuis 1975, l’histoire bégaie avec son cortège d’horreurs. L’Algérie où les intégristes montrent du doigt l’adversaire suprême, l’intelligence, en exterminant un à un les intellectuels.

Troisième cercle, plus idéologique : un nouvel extrémisme bout dans les chaudrons, ici russes, ailleurs grand-serbes, parfois occidentaux. Ainsi chez Jirinowski où les démons slavophiles traditionnels, antisémites inclus, trouvent le renfort d’une vraie idéologie : anti-occidentale, anti-européenne, « anti-Lumières », avec toujours les métamorphoses de pureté, donc des aspirations à la purification. Ainsi évidemment, des imams iraniens, ces papes de l’intégrisme, qui affirment haut et clair leur désir de le voir remplacer le communisme.

Quatrième cercle, plus inattendu : l’intégrisme n’est pas l’affaire des autres, pays à peine émancipés du communisme, pays en voie de développement ou plus souvent de sous-développement, « terres de mission » iraniennes ; il est lové au cœur de nos vieilles nations et des plus fortes démocraties. Avec, pour toile de fond, l’éternel malaise de la civilisation occidentale, cette fois-ci, plus violent qu’à l’accoutumée. Avec, pour accélérateur, le délitement de notre système représentatif, prisonnier d’un « spectacle » qui le dépasse, dont il est à la fois la victime et le voyeur. Avec son avant-garde : les extrémismes en tout genre qui fleurissent, depuis les Länder allemands de l’Est jusqu’aux quartiers en déshérence des grandes métropoles. Avec son ressort politique : ce populisme, devenu le seul mouvement de masse – pour s’en tenir à la phraséologie marxiste – dans une société qui a aboli les conflits de classe. Avec, dans une société de l’image, ses figures emblématiques, c’est-à-dire ses rentiers, les éternels Berlusconi, Tapie, Villiers ou Haider en Autriche. Pour Lévy, impossible évidemment de pactiser avec ce démon-là. Répondre par le nationalisme ouvert à la française, cette « communauté d’adhésion » chère à Renan, au nationalisme fermé à l’allemande, modèle Herder ou Fichte, c’est abdiquer : le premier, souriant, est peut-être même plus menaçant que le second, historiquement répulsif.

Alors « que faire ? », puisque Lévy se pose à lui-même la vieille question de Lénine ? « Penser comme on fait la guerre », nous répond-il d’un mot superbe ; ne pas transiger ; s’en tenir, becs et ongles, à l’universalisme ; combattre avec les mots, ces armes nucléaires, face aux idéologies ; s’affirmer avec fierté, européens et occidentaux ; abandonner « l’éthique de responsabilité », si besoin est, pour retrouver l’autre, au moins aussi chère à Max Weber, « l’éthique de la conviction ». Lévy, l’éternel militant ? Avec ce cri qui l’exprime davantage peut-être que ses autres essais, lyrique et conceptuel, pédagogue et prophétique, rationnel et émotif, il met en cohérence ses gestes et ses idées, son action et sa « Weltanschauung ».

Mais cette lutte contre le Malin du vingt et unième siècle, ce combat manichéen, traduisent un esprit qui n’échappe pas à la ligne de pente hégélienne de sa jeunesse. Lévy n’est plus marxiste ; il n’est pas tocquevillien. S’il l’était devenu, sans doute croirait-il davantage à la société civile, à la profondeur de champ – comme disent les cinéastes – de la démocratie, à l’inlassable dialectique qui lui permet d’absorber les chocs et les stimuli, à ce paradoxe qui constitue le miracle démocratique : la démocratie ressemble à une fine pellicule de civilisation posée sur la barbarie, mais elle est aussi solide qu’elle paraît évanescente. Ce ne sont pas les intellectuels qui sauveront, seuls, la démocratie : c’est elle-même, parce que l’opinion, ce nouvel acteur social, l’exigera.

Conscience démocratique

Diffuse, la conscience démocratique peut triompher : en témoigne cette Allemagne, devenue le meilleur élève de la classe, où, après cinq ans de tensions, des centaines de milliers d’immigrants, dix-sept millions de « pieds-noirs » de l’Est à intégrer, l’extrême droite a réuni 2% aux élections du 16 octobre. Votre combat, Bernard-Henri Lévy, est le seul bon, mais pourquoi faudrait-il le croire perdu d’avance pour le mener ? Les politiques n’aiment que les combats gagnés, dit-on souvent : prenons, pour une fois, modèle sur eux.


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