En réalité, le bien, considéré comme une hygiène, n’a jamais empêché de commettre le mal. De même que la raison n’a jamais pu dissiper la nuit du monde.

C’est ce que constate Bernard-Henri Lévy dans un essai Éloge des intellectuels (éd. Grasset) – où, délaissant, pour un moment sans doute, les ornières romanesques, il renoue avec la philosophie.

Notre siècle est pragmatique. À défaut d’idéologue médiatique qui supposerait des « affrontements », il s’est réfugié dans le « consensus ». On s’entend sur un programme minimaliste : ici, les Droits de l’homme ; ailleurs, l’édification du socialisme et même, de ces deux idéaux, on ne retient que ce qui peut « servir » politiquement. C’est le triomphe de la contre-idée de Barrès, d’une vérité relative, particulière, dépendant du sujet qui la profère ou du point de vue où il se place.

« Il est clair, écrit Lévy, que c’est Barrès qui a gagné : c’est son cynisme, son pessimisme, son apologie de “l’erreur utile” et son mépris de “l’universel” qui l’ont emporté… Vérités “dialectiques” des marxistes. Vérités en “perspectives” des nietzschéens. Sartre et ses vérités “en situation”. Foucault et sa “généalogie de la vérité”. Ce qui devait inévitablement déboucher sur la remise en cause du concept de justice et la proclamation que toutes les cultures, toutes les civilisations, ont la même dignité éthique. Au nom du droit à la différence. Le port du tchador en Iran ? L’excision du clitoris en Afrique ? La barbarie quotidienne ici ou là ? Culture, voyons ! Et il faut tout l’indécrottable chauvinisme de ces foutus intellectuels pour rêver d’imposer “leur” bien, “leur” justice, “leur” système de valeurs morales à des peuples dont la tradition s’y refuse fondamentalement…

Le poids de cette “culture-à-tout-faire” n’est pas étranger au sort du monde. Au Kenya, les Anglais voulurent mettre fin à la pratique de l’excision du clitoris. Il se trouva un Jomo Kenyatta pour défendre les mœurs ancestrales en massacrant les colons et leurs familles. C’était en 1952 ; le début de la décolonisation de l’Afrique, avec tout ce qui s’ensuivit. »

Bernard-Henri Lévy estoque à gauche, à droite : Drieu qui croyait avoir reconnu en Doriot un « jeune chef » providentiel, Sartre et sa mauvaise conscience (il fit payer à ses pairs « sa » guerre ratée), les clercs masos, mégalos, maos, réglos… Recherche de la positivité, misère de l’engagement. Qu’ils se soient aplatis devant le mythe du führer ou devant le dieu prolétarien, les « penseurs » ont trahi.

« Peut-être, écrit BHL, le “malaise” est-il le meilleur des points de vue sur les grandes illusions lyriques. »

Celles qu’engendre, selon le père de la nouvelle philosophie, « tout un fond sacrificiel, pénitentiel ou obsessionnel » dont il est grand temps de se déprendre. D’ailleurs, il y a d’autres formes d’« engagement ». Celles des plus grands, en particulier.

« Mallarmé dreyfusard ? Baudelaire quarante-huitard ? Kafka tenté par la montée en Palestine ? Oui, très bien. Mais c’est tellement moins essentiel, tellement moins décisif que le plan de voile qu’ils soulèvent – qu’ils sont seuls à pouvoir soulever […] Avant d’être de droite ou de gauche, bien ou mal-pensante, avant d’être sociale, socialiste ou asociale, la littérature (n.d.l.r. : au sens large) est d’abord affaire de métaphysique. »

On finirait par l’oublier, note encore Lévy, un intellectuel, c’est quelqu’un qui pense.

« Le monde est plein de parleurs, de prédicateurs, de bonimenteurs. Il ne manque ni de slogans, ni de lieux communs. S’il a besoin de penseurs, c’est qu’il n’a pas encore trouvé mieux pour s’opposer à tout cela et résister à la grande marée des stéréotypes… »

Et d’ajouter : « On a tort de louer les intellectuels pour leur clarté, leur limpidité, leur souci de rendre simples les questions qui paraissent obscures : c’est quand ils compliquent le monde, au contraire, quand ils le complexifient, qu’ils sont le plus authentiquement précieux… »

En somme, BHL préfère les intellectuels qui fréquentent les bibliothèques plutôt que les manifs. Et il a raison, rien ni personne – sinon les causes douteuses – n’a à gagner de voir les intellectuels descendre dans la rue, comme les péripatéticiennes. Penser, telle est leur « fonction ».

« Penser contre la droite. Penser contre la gauche. Penser contre la vulgate. Penser contre l’antivulgate. Penser contre la majorité, la minorité et la minorité de la majorité. Penser contre soi […] contre ses propres idées.

Ne resterait-il qu’un pouvoir à l’intellectuel, que c’est sur ce pouvoir de penser que je lui demanderais de ne pas céder… »

En des temps où les héros des jeunes est Tapie plutôt que Pascal, un tel discours peut surprendre.

C’est une morale stoïcienne que prône ici Bernard-Henri Lévy. Car il n’est pas sûr que la pensée nourrisse encore son homme, si jamais elle l’a fait. Il est vrai, comme l’avait remarqué un philosophe anglais du XVIIe siècle (Camden, je crois) que « les pensées sont exemptes d’impôts ». C’est bien l’ultime liberté fiscale qui nous reste.

Mais pour retrouver « toute notre dignité », selon l’auteur de « l’art de persuader », il nous faut renoncer au prêt-à-penser. Ce qui n’est pas tellement commode dans notre monde hertzien.


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