Tout système philosophique, a écrit Nietzsche, n’est que l’autobiographie déguisée d’un philosophe. Dès les premiers essais de Bernard-Henri Lévy, on pouvait déceler sous la rigueur de la démonstration théorique un accent confessionnel qui, outre le brio de l’écriture et un dédain juvénile pour la « patience du concept », selon l’expression de Deleuze, laissait augurer un jour de son passage au roman.

Il est significatif que le Rubicon ait été franchi au moment où d’autres penseurs, issus de la même mouvance idéologique que lui, désertent avec un bel ensemble le champ de l’essai pour l’univers du roman. Comment ne pas y lire en effet l’aveu d’une impasse théorique, d’un malaise commun à bien des hommes de gauche confrontés à leurs idées au pouvoir et à la trahison de leurs idéaux ? Comment ne pas y diagnostiquer aussi l’essoufflement d’une philosophie dominante, celle des droits de l’homme ?

Le point de vue se défend, concède BHL. Il me déclare pourtant, en prélude d’un entretien où il a répondu loyalement à un questionnaire sans complaisance, que son roman témoigne « non d’une aporie, mais de l’entêtement d’un souci philosophique ».

Ce roman, précise-t-il, relaie mon œuvre théorique. C’est Le Testament de Dieu continué et La Barbarie à visage humain refilée par un autre chas d’aiguille. Je crois que je suis seulement à l’aube de mon trajet philosophique. Si je suis passé au roman, c’est que, las de ma propre voix, j’éprouvais le besoin de la « pluraliser » sous cette forme.

Soit, mais cela n’interdit pas d’y déceler tout de même le camouflage d’une difficile relève idéologique. « Nouveau philosophe » promu nouveau romancier, et guetté par la critique comme le premier perdreau le jour de l’ouverture de la chasse, BHL risquait sa réputation dans l’aventure. Allait-il s’inscrire dans la lignée des deux célèbres duettistes Paul (Bourget) et Jean-Paul (Sartre), champions toutes catégories du roman à thèse cruellement épinglés naguère par Jacques Laurent ? Le risque était grand ; d’autant que BHL a opté pour la tradition flaubertienne du roman, celle où l’auteur s’absente apparemment de son livre.

Je me suis voulu délibérément absent de ce livre. Je n’y suis peut-être que dans la toute dernière partie. L’absence de l’auteur à son œuvre est pour moi un critère esthétique fondamental car l’autobiographie nuit à la composition et la chronique à l’architectonique.

En réalité, la théorie de l’effacement de l’auteur est un biais commode pour travestir un roman à thèse. En toute bonne foi, le romancier peut alors prendre ses distances envers ses personnages proclamés libres et son roman qui se déroule sans lui. En l’occurrence, Le Diable en tête illustre brillamment cette ruse romanesque utilisée souvent, quoiqu’assez mal, par Sartre. Il me semble ainsi fâcheux que Le Diable en tête ressemble d’une certaine façon à ce parangon du roman à thèse qu’est L’Enfance d’un chef. Mais, trêve de chicane, le roman de BHL a su éviter l’écueil du roman philosophique où des personnages exsangues et falots incarnent piteusement des débats d’idées. C’est un vrai roman, voire un grand roman.

Affinités avec Brasillach et Drieu

Dans ce roman « total » qui veut épouser le mouvement même du siècle, l’ambition, l’amour, l’érotisme, la politique, la métaphysique s’entrelacent et tendent les ressorts d’une intrigue riche en rebondissements. L’auteur a su camper des êtres de chair et de sang, susceptibles de contradictions et d’évolution, comme il a su jouer avec maîtrise de la pluralité des voix et des styles.

Paradoxalement, ce roman antifasciste évoque de curieuses affinités avec les romans des deux grands écrivains fascistes du XXe siècle : Les Sept Couleurs de Brasillach et Gilles de Drieu La Rochelle, qui incarnent pour BHL le visage même de l’Ennemi. Ainsi que dans Les Sept Couleurs, dont il reprend la structure romanesque, Lévy dresse l’inventaire d’une génération, esquisse ses paysages culturels, ses émotions esthétiques, ses égarements politiques. Avec moins de talent, il s’efforce de restituer la couleur d’une époque, le parfum du temps qui passe et des modes qui se fanent et se succèdent. Comme Drieu dans Gilles, il a voulu fixer, à travers la destinée d’un homme, le profil du siècle dans ses incohérences et son unité, ausculter le corps malade d’une France en proie selon lui à la tentation totalitaire.

Dans la lignée de ses « frères ennemis », Brasillach et Drieu, mais aussi – enfin une comparaison qui ne l’offensera pas – du Nizan des Chiens de garde et de La Conspiration, Le Diable en tête est un livre miroir où se reflètent une époque et une génération, sa soif d’absolu et sa quête fiévreuse d’identité qui débouchent sur « ce mal du siècle », le fascisme hier, le terrorisme aujourd’hui. À la fois confession d’un enfant du siècle et chronique des illusions perdues, ce premier roman est pour BHL l’occasion d’apurer les comptes d’une génération issue des amours diaboliques du fascisme et du stalinisme.

Ma génération, me dit BHL, après être allée au bout de la rébellion la plus authentique, de la sincérité morale la plus totale, des paris politiques et éthiques les plus audacieux, a éprouvé l’horreur de la manipulation. Car nous avons été à la fois totalement sincères et totalement manipulés.

Manipulés, soit, mais par qui ? Par des maîtres penseurs eux-mêmes abusés ou par les ruses d’une Histoire satanique comme le déclare Benjamin, le héros du roman ? La belle excuse ! Comme si l’on était jamais manipulé par autre chose que ses propres faiblesses, sa faim de certitudes, comme d’un opium, et son incapacité à se forger un « moi » sans l’ombre tutélaire d’un « père », fût-il Althusser, Lacan ou Foucault.

Au terme du bilan, le passif est imputé à l’Histoire elle-même qui apparaît dans La Diable en tête comme le mal absolu, le lieu et le temps du Meurtre, au regard du référent religieux, de l’attente messianique qui sous-tend le roman. Car, ne nous leurrons pas : sous le voile chatoyant de la fiction, BHL s’avance masqué et le romancier passe subrepticement la main au philosophe, voire au théologien laïque. Consciemment ou non, BHL dresse dans ce livre la généalogie de sa morale et déploie l’impérialisme de son projet : l’« image dans le tapis » vous crève les yeux, la parabole se révèle dans son éblouissante clarté.

Une vision du monde pour le moins sectaire

Je ne ferai pas à l’auteur du Testament de Dieu l’injure de prendre son roman pour un simple divertissement, l’exercice d’un dilettante. Si ce livre est important et s’il mérite d’être traité avec sérieux, ce n’est pas seulement en ce qu’il nous renvoie comme un miroir brisé le reflet des égarements politiques de notre siècle et le déniaisement tardif d’une génération fourvoyée dans les militantismes les plus douteux. Non, c’est aussi et surtout en ce qu’il propose insidieusement un modèle de rédemption universel, une eschatologie singulièrement manichéenne et une vision du monde pour le moins sectaire. Comme l’indique le titre même du roman, l’univers qu’il met en scène est un univers religieux, où le Bien et le Mal s’affrontent de toute éternité et se disputent les âmes. À l’heure de la relativité einsteinienne, BHL évolue encore dans un monde théologique à deux dimensions. À travers l’itinéraire symbolique de Benjamin, fils de collabo taraudé par un obscur sentiment de culpabilité et qui parcourt toutes les étapes d’un « chemin de croix » militant, des porteurs de valise du FLN jusqu’au terrorisme des Brigades rouges en passant par les barricades de 68 et les camps palestiniens pour achever sa course erratique à Jérusalem où, lui, le goy athée, découvre tout naturellement la rédemption et la révélation d’un judaïsme salvateur, que veut nous donner à entendre BHL.

Rien de moins que ceci : le temps de l’Histoire est celui du Meurtre, du Mal, de la Barbarie avec laquelle notre monde communie sous les deux espèces du fascisme et de l’antisémitisme. Contre cette barbarie latente, il n’est qu’un recours et un seul : la reconnaissance du primat moral des valeurs judéo-chrétiennes. Pas d’autre alternative à la barbarie que le pèlerinage à Jérusalem comme à Canossa.

Métaphysicien, BHL veut nous convaincre que le Mal et le Bien sont des « essences sans mélange, séparées par une frontière définitivement tracée, même si la position des hommes sur cette frontière n’est pas définitivement acquise ».

Dans un univers « qui n’est pas composé de saints et de démoniaques mais qui est ordonné par le Bien et le Mal », BHL se définit comme « ontologiquement sectaire mais politiquement sceptique », ligne de crête sur laquelle il me paraît difficile, en pratique, de se tenir, mais tout kantien qu’il est, BHL a parfois des agilités dialectiques surprenantes. Il faut souhaiter qu’elles lui permettent d’échapper au totalitarisme rampant que recèle sa vision du monde, laquelle ressemble fort à une barbarie en creux. Moraliste, BHL voudrait soumettre l’univers à son impératif moral sans partage. Péguy avait coutume de dire que la morale kantienne avait les mains pures, mais qu’elle n’avait pas de mains. Le drame de BHL, c’est qu’il veut être pur et conserver ses mains…

Le « pétainisme » des congrès socialistes

Tout aussi inacceptable que sa thèse sur Jérusalem, échappatoire possible à la barbarie et seul modèle implicite de l’identité occidentale, me paraît l’aveu fait par le héros de sa haine pour une France caricaturale :

« Je lui dis ma haine, très tôt, de la France… de ses rites… de sa religion… Ah, cette religion de la francité… Cette façon qu’ils ont d’être ensemble… Cette communion dans la bouffe, le pinard, les bérets, les bourrées… J’appelais ça le “pétainisme”… mais un pétainisme éternel… un pétainisme transhistorique et presque métaphysique dont je retrouvais aussi bien la trace dans un poème de Péguy, une église de campagne, un congrès socialiste. » Cet aveu, BHL le faisait déjà dans L’Idéologie française. Pourquoi donc cette haine de la France en tant que telle, mais d’un refus du sentiment d’appartenance nationale, communautaire, de la part d’un homme qui se veut apatride, cosmopolite et pour lequel le Juif errant demeure l’emblème du vrai judaïsme. Question de principe, donc, et non réaction fantasmatique ou raison d’origine biographique. Ce qui, loin d’être une excuse, me semble plus grave.

Je rejette, me confirme BHL, le fait que mon identité soit liée à un agrégat, une communauté, quels qu’ils soient. Je suis rétif à tout ce qui peut rapporter mon être à un « être ensemble ».

On comprend donc que BHL reste sourd à l’appel d’une tradition historique nationale, que les gloires et les défaites de la France lui demeurent étrangères et que jamais une partie charnelle ne sera pour lui, selon la formule de Drieu, « la clé de tous les prétextes de vivre », dans la mesure où les seules traditions où il se reconnaisse sont cosmopolites et transnationales.

Mon autobiographie déguisée, me confie-t-il encore, c’est peut-être que je ne parviens pas à raisonner en termes organiques, nationaux ou européens. La communautés spirituelles, inorganiques, impalpables, désincarnées et parfaitement abstraites. Aussi je ne me sens pas organiquement membre de la communauté juive, même si je suis un défenseur inconditionnel de l’État d’Israël et si je m’efforce de porter haut les couleurs de la Bible et du judaïsme.

BHL alimente-t-il l’antisémitisme ?

Au fond, BHL se fait d’Israël comme de la France une certaine idée. Tout se passe comme s’il confondait l’Israël de la diaspora, des valeurs d’exil, « celui qu’on a dans la tête et qu’on emporte à la semelle de ses souliers », avec l’Israël charnel, enraciné, national, voire nationaliste, qu’il voudrait voir travaillé par les valeurs du premier.

Cette contradiction n’est pas la plus paradoxale. Si j’admets fort bien que BHL se sente en France sur une terre d’aliénation, je ne laisse pas de trouver sa position surprenante et dangereuses ses thèses. Si BHL pratique avec bonheur l’éthique de la conviction, il me semble qu’il a encore des progrès à faire quant à l’éthique de la responsabilité. Prôner en effet, pour soi, le refus de l’assimilation tout en ne recourant pas à l’Alya – le retour rituel à Jérusalem – est à la fois contradictoire et dangereux. Partant, il me paraît qu’il autorise autrui à extrapoler de son cas à une communauté qui ne se reconnaît pas en lui et que, par une singulière ruse de l’Histoire, il alimente les démons de l’antisémitisme qu’il veut exorciser. Oui, décidément, l’angélisme des métaphysiciens, campant dans l’absolu entre les atomes et les essences, est plus inquiétant que le cynisme des tenants de la « Realpolitik ».


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