Qu’il séduise ou qu’il irrite, Bernard-Henri Lévy – BHL pour les médias – ne laisse personne indifférent. À trente et un ans, ce jeune philosophe, ancien élève de l’École normale supérieure, auteur de deux livres à succès – La Barbarie à visage humain et Le Testament de Dieu – passe pour le chef de file de la « nouvelle philosophie ». Ses confrères intellectuels lui reprochent un goût excessif pour la publicité et d’utiliser sans vergogne les grands moyens d’information et d’édition — ce qui lui valut notamment de sévères accrochages aux états généraux de la philosophie, réunis à la Sorbonne en juin 1979.

CHRISTIAN DELACAMPAGNE : Encore une interview. Est-ce que ça ne commence pas à vous fatiguer ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Voulez-vous vraiment savoir ce qui commence à me fatiguer ? C’est ce type de question, par exemple, avec tout ce qu’il laisse entendre. C’est cette nouvelle manie de venir interviewer les gens pour savoir ce qu’ils pensent – du mal, de préférence – des journaux et des interviews. C’est tout ce récent prêchi-prêcha autour du problème des médias, et l’absurde combat de nains des médiaphiles et des médiaphobes. Ma réponse, autrement dit, est simple : j’en ai un peu assez de ce chantage au silence et à la mauvaise conscience qu’on a tendance, depuis quelque temps, à faire peser sur les intellectuels. Et je ne crois pas que la cause des droits de l’homme, de la justice, de la morale, ait fait récemment tant de progrès que le temps soit venu de se taire et de se reposer.

C.D. : Si je vous pose cette question, c’est que d’aucuns vous prêtent effectivement un amour immodéré des médias, du spectacle, du bruit…

B.-H.L. : Oui. Et ce sont les mêmes qui, aux dernières nouvelles, poussent l’indécence jusqu’à nous inviter à « résister » aux médias ! Vous ne trouvez pas que c’est un peu fort ? Vous ne vous êtes jamais demandé ce que pourraient penser de cette audacieuse initiative tous ceux pour qui, ici et ailleurs, le problème de la « Résistance », est une affaire de vie et de mort ? Vous n’avez jamais eu envie d’aller interroger, pour savoir ce qu’ils diraient de nos débats oiseux, un torturé argentin, un goulagisé soviétique, un de ces innombrables martyrs à qui trois lignes dans Le Monde, une minute à Antenne 2, suffisent parfois à rendre espoir, raison de vivre et de lutter ? Vous n’avez pas le sentiment parfois, que, dans un monde sans médias, Auschwitz, par exemple, ne serait plus depuis belle lurette qu’un souvenir préhistorique ? Les camps de la Kolima de très exotiques lieux-dits d’une improbable légende ? Les génocides du Cambodge d’éternels morts-abstraits, dont la plainte aurait mis quelques années lumière à crever le mur du son de notre indifférence ?

Oui, vraiment, en ce sens, vive les médias. Vive le bruit quand, dans la guerre des bruits qu’est la lutte idéologique, ils couvrent le brouhaha que font les assassins. Vive le spectacle même, quand, par le spectacle, nous devenons contemporains, immédiatement voisins, des charniers et des holocaustes. Là aussi, c’est clair et sans équivoque : les combats auxquels j’ai choisi de lier ma vie ne me paraissent pas si dérisoires que je doive les mener en fraude, en cachette, clandestinement, comme autant d’innocents et inavouables hobbies.

C.D. : Vous ne pouvez nier pourtant que vous participez d’un certain « pouvoir intellectuel », et que ceux qui le dénoncent ne manquent pas d’arguments.

B.-H.L. : Je pense qu’ils ne manquent surtout pas d’objectifs. Et d’abord, justement, celui de maintenir, de conforter, leur « propre » pouvoir intellectuel. Car enfin, écoutez-les, nos professeurs de vertu, chevaliers à la triste figure ! Écoutez plutôt leur trouille, leur sainte et morne trouille, à l’idée que leurs idées puissent quitter la serre si chaude des cénacles et des académies. Entendez comme ils résistent, comme ils répugnent de toute leur âme, à ce que la philosophie puisse descendre dans la rue, affronter sa rumeur vulgaire, et se soumettre, pourquoi pas, à la sanction du grand public. Voyez leur acharnement à recréer le bon temps, l’époque bénie des dieux où les clercs étaient entre eux, confinés en leurs salons, éternelles et frileuses « unions des écrivains » à la française, avec leurs rites, leurs mœurs, leurs fossiles et leur poujadisme…

C’est Pierre Stepanovitch, je crois, qui, à la fin des Possédés annonçait un « chigalévisme », où les maîtres se réserveraient les vertus de la connaissance et laisseraient aux esclaves les délices de l’ignorance. Eh bien, nous y sommes ! C’est peut-être cela, au fond, le rêve et le modèle de notre intelligentsia « progressiste ». Avant d’être de droite ou de gauche, avant d’être révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, elle est d’abord et massivement « chigaléviste », – c’est-à-dire finalement réactionnaire et élitiste.

C.D. : Que proposez-vous alors ? Quelle est l’alternative ?

B.-H.L. : L’alternative est simple. Et ma proposition très concrète. Primo, constituer un vaste rassemblement d’intellectuels antitotalitaires, qui engageraient enfin le travail d’inventaire qui nous manque sur les fabuleuses ressources techniques, l’extraordinaire mémoire vivante, que constitue la télévision. Secundo, munis des résultats de cette enquête, aller voir les directeurs de chaîne, pour leur proposer des programmes concrets, des « séries » précises et ponctuelles, sur les droits de l’homme par exemple, l’histoire du socialisme, les réfugiés ou la torture, la faim ou la démocratie dans le monde – autant de thèmes sur lesquels, à nous entendre, nous avons notre mot à dire et que nous aurions alors, effectivement et concrètement, le lieu et les moyens de dire.

Le « pouvoir », dans ce cas, serait mis au pied du mur, et il serait intéressant de voir comment il s’y prendrait, quels arguments il pourrait bien trouver, pour refuser à trois prix Nobel, à deux professeurs au Collège de France, épaulés par d’indiscutables et indiscutés professionnels des médias, quelques heures sur les droits de l’homme. Le parti des intellectuels serait lui aussi au pied du mur, et il serait passionnant d’observer s’il sait mettre autant de talent et de passion dans l’action pédagogique et pratique que dans le vain babil guerrier.

Quant aux gagnants, aux vrais gagnants de l’opération, ce serait cette fois, se serait pour une fois, l’immense peuple de l’ombre et des charniers modernes, dont nous ne savons jusqu’ici, depuis nos doctes tours d’ivoire, que nous renvoyer les cadavres, les noms et les nombres à la figure.

À la botte

C.D. : La tour d’ivoire, comme vous dites, n’a-t-elle pas de bons côtés ? Un garde-fou, une protection, un abri peut-être, permettant une certaine indépendance ?

B.-H.L. : Quelle indépendance ? Par rapport à qui et à quoi ? Est-ce que ça veut dire qu’il faut se mettre aux « abris » quand monte la rumeur, par exemple, d’une droite néo-nazie qui relève impudemment la tête ? Qu’il fallait se « protéger », se fermer les yeux et les oreilles, quand des centaines de milliers de personnes en danger, flottant comme chiens crevés au fil de la mer de Chine, imploraient notre assistance ? Qu’il faut se « garder des fous » quand ces fous sont tchèques ou soviétiques, amoureux fous de la liberté, du droit, de la dignité humaine, et que toutes les forces du malheur semblent se ranger à leurs côtés ?

Non, vraiment non, je n’aime guère cette idée d’« indépendance » de l’intellectuel. Je la laisse aux éternels collabos, élégants et satisfaits planqués qui vont chercher chez les Montherlant, les Drieu, les Jünger, leurs modèles de courage et d’éthique. Libre à une certaine gauche d’en reprendre l’étendard, toute bluffée qu’elle est, la sotte, par les prestiges d’un esthétisme au vague parfum stoïcien. Je crois, moi, le temps venu de déserter les cloîtres, de parler à ciel ouvert et de s’engager clairement, fermement, vivement, dans l’enfer du présent et de la diabolique comédie du siècle.

C.D. : Elle ne date pas d’aujourd’hui, tout de même, la tradition de l’engagement. Et elle a même, il me semble, de très anciennes lettres de noblesse.

B.-H.L. : Ah oui ? Parlons-en donc, de ces lettres de noblesse. C’est quoi, au juste, l’engagement au sens traditionnel ? Ça veut dire quoi, « s’engager », pour un intellectuel occidental, jusqu’à présent ? En gros, je crois que ça veut dire, que ça a toujours voulu dire deux choses. D’un côté la position, mettons « platonicienne », du conseiller des princes, du clerc au service des puissants, du savant fournisseur d’idéal et de supplément d’âme : c’est le rêve déjà ancien du philosophe-roi ou du roi philosophe, qui va de la « République » à Aron et Kissinger, via Voltaire auprès de Frédéric ou Diderot au service de Catherine II.

De l’autre, vous avez la position, disons « hégélienne », du conseiller de l’histoire, du confident de la Providence, du sismologue inspiré des tours et des détours de la rusée dialectique : c’est le fantasme, plus récent, de l’intellectuel révolutionnaire, qui va à peu près de Marx aux théoriciens actuels du terrorisme, en passant par tous les avatars de la tradition léniniste.

Or, dans un cas comme dans l’autre, ce qui me frappe, c’est que le schéma est identique : une étrange, une incroyable volonté d’esclavage, d’allégeance, de soumission, qui fait de l’intellectuel « engagé » le servant décervelé de grands signifiants maîtres qui sont comme les autels où il se dépêche d’immoler son autonomie, sa volonté propre, sa subjectivité. Non plus, comme tout à l’heure, l’intellectuel planqué. Mais un intellectuel organique, c’est-à-dire aligné, c’est-à-dire à la botte, et finalement, il faut bien le dire, toujours aussi démissionnaire.

C.D. : Être « à la botte » de la révolution, ce n’est quand même pas la même chose qu’être « à la botte » des princes…

B.-H.L. : Si, bien sûr. Si du moins l’on admet, avec les révolutionnaires justement, que le prince moderne, c’est le parti, et le maître moderne, l’histoire ou la révolution. Est-ce que c’est vraiment différent de servir Denys de Syracuse ou de se plier à la volonté, réputée juste et infaillible, du parti bolchevik ? Qu’est-ce que ça change quand, au lieu de conseiller un despote éclairé, on guide sur les sentiers de la gloire un prolétariat solaire, doté d’une vocation native au souverain bien ? Est-ce que ça ne revient pas exactement au même d’adorer Catherine et Frédéric ou de courber la tête devant un sens de l’histoire qui devient l’ultime figure du vieil ordre du monde ?

Ce qui, de fait, revient au même, c’est que, dans les deux cas, le juste, le vrai et le bien pâlissent devant ce qu’en disent et ce qu’en font leurs hérauts du moment. Ce qu’ils oublient chaque fois, les intellectuels « engagés », c’est qu’il y a des valeurs, des impératifs catégoriques, qui sont plus saints que l’événement, transcendants à toute histoire et dont ils se doivent d’être, en toute hypothèse et toute circonstance, les témoins et les vigiles.

C.D. : Vous défendez là, à peu de chose près, la position de Benda, dans sa Trahison des clercs…

B.-H.L. : Je ne crois pas. Je prends acte simplement de l’échec historique de la plupart des grandes organisations de masse au vingtième siècle. Je me contente de tirer la leçon du fantastique gâchis, de l’hécatombe spirituelle que fut, depuis cinquante ans, l’alignement partisan — et notamment stalinien – des intellectuels. Je me rappelle qu’un André Gide, par exemple, n’a effectivement contribué à alléger la souffrance des hommes qu’avant son « engagement », au temps où il n’était qu’une « belle âme » inquiète transportant sa solitude au Tchad ou au Congo.

Je vous rappelle le cas de cette très haute figure d’intellectuel de l’après-guerre, je veux dire Albert Camus, seul à avoir osé tenir, contre la horde et la calomnie, qu’aucune idole politique, aucun sens et aucune ligne ne vaut qu’on lui sacrifie les impératifs universels de l’éthique.

C.D. : Vous ne prenez tout de même pas Camus pour le prophète de la modernité ? C’est curieux, ce retour à celui que d’aucuns ont pu définir comme un « philosophe pour classes terminales ».

B.-H.L. : Pardonnez-moi, mais quand j’étais en classe terminale, c’est plutôt Sartre que je lisais. C’est plutôt Sartre que nous lisions tous d’ailleurs, enfants-chefs que nous étions, petits théoristes en herbe, si impatients de manier la guillotine conceptuelle.

C’est chez lui que nous apprenions par exemple que Camus justement était un salopard, avec son incorrigible manie de désespérer Billancourt. Et c’est lui encore qui, avec d’autres bien sûr, nous persuadait que, contrairement aux thèses naïves de L’Homme révolté, un camp n’est pas un camp ni un cadavre, un cadavre, quand ce camp a la chance d’être « rouge » et ce cadavre le malheur d’être « de droite »… Dix ans plus tard, bien sûr, je le retrouve, comme vous, aux côtés de Raymond Aron, venant plaider à l’Élysée la cause des boat people vietnamiens. Et, comme vous aussi sans doute, je ne peux m’empêcher de me dire que Sartre, sans le dire, est devenu camusien, et que Camus, sans le savoir, a finalement gagné…

Alors, prophète de la modernité ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il avait compris cette règle simple et toujours actuelle : qu’on peut, qu’on doit même parfois, être seul à avoir raison, à avoir raison contre la cité entière, à avoir raison de toutes les raisons du monde. D’un mot pour s’engager, commencer par se dégager.

Terriblement seul

C.D. : Est-ce que la conception que vous défendez là n’est pas, à son tour, bien élitiste ?

B.-H.L. : Je crois que c’est la seule tenable. Prenez l’exemple du nazisme. Vous aviez là Hitler, son État, son parti. Mais vous aviez aussi les organisations politiques qui, toutes, parti communiste compris, pactisaient au début avec les SS. Mais vous aviez encore les masses, oui, les saintes et glorieuses masses, qui acclamaient la croix gammée. Ces masses elles-mêmes, elles n’étaient pas passives, écrasées, abruties, mais bel et bien en rébellion, poussées par un fantastique et unanime désir de révolution.

De sorte que résister au nazisme, jusqu’en 1933 au moins, ça voulait dire résister à toutes ces forces conjuguées. Un antinazi résolu, c’était quelqu’un d’absolument, de terriblement seul, seul contre toutes les illusions communautaires de l’époque.

C.D. : Que devient l’idéal démocratique dans tout ça ?

B.-H.L. : Il y a deux façons de définir la démocratie. L’une, qui nous vient des Grecs, et qui y voit un juste rapport entre le haut et le bas, les gouvernants et les gouvernés : l’idéal, c’est quand les gouvernants expriment fidèlement le vœu et le désir des gouvernés – au risque, bien entendu, que ce soit un vœu et un désir barbares. L’autre, qui nous vient de la tradition judéo-chrétienne, et qui y voit une juste articulation entre le haut et le haut, entre le prince et la loi : l’idéal étant, cette fois, quand les gouvernants s’obligent à la lettre d’un droit et que ce droit est comme un référent qui borne leur pouvoir en même temps qu’il l’institue.

En ce qui me concerne, j’opte pour la seconde formule. Je suspends plus exactement la validité de la première au respect de la seconde. Je crois que le point décisif, ce n’est pas celui du plébiscite mais celui du symbolique. Et que la première question à se poser par conséquent, à propos d’une démocratie, c’est celle de sa « Constitution » plus que de son régime de délégation. C’est ce que je voulais dire, dans mon dernier livre, quand j’invitais à choisir Jérusalem contre Athènes.

C.D. : On vous a beaucoup reproché ce manichéisme.

B.-H.L. : Parce qu’on n’a pas voulu le comprendre. Je ne disais pas, comme on a fait semblant de le croire, qu’Athènes c’était le goulag. Mais, plus fondamentalement, que Jérusalem c’est, ce peut être en tout cas, un roc d’antifascisme.

C.D. : Encore ! Décidément, c’est une obsession ! Pourquoi ce leitmotiv du « fascisme » et de l’« antifascisme », qu’on retrouve d’ailleurs constamment dans vos livres ?

B.-H.L. : Parce que ce leitmotiv, on le retrouve aussi et d’abord dans le siècle. Faisons les comptes, voulez-vous ? Trente-cinq ans après Auschwitz, une « nouvelle » droite qui ose, comme si de rien n’était, nous reparler d’eugénisme, d’aryanisme, d’antijudaïsme. Quarante-quatre ans après les Jeux de Berlin, des foules et des foules de gens qui s’apprêtent à aller fêter gaiement les Olympiades de Moscou, à l’ombre des gibets, des asiles psychiatriques, des camps de concentration. Quarante-deux ans après la conférence d’Évian où on a livré les réfugiés juifs aux fours crématoires de Hitler, une conférence de Genève où, à peu près dans les mêmes termes, avec le même cynisme, on livrait en juillet dernier les réfugiés vietnamiens aux prisons de Pham Van Dong.

Je trouve que ça fait beaucoup. Qu’on peut difficilement dire après ça que l’histoire ne se répète pas. Qu’il y a de quoi devenir bègue, obsédé, obsessionnel. En ce qui me concerne en tout cas, et en deçà même de la théorie, il se trouve que je suis issu d’une famille qui a payé assez cher, jadis, son antifascisme pour me rendre chatouilleux – et intraitable – sur la question.

Le fascisme réel

C.D. : Cela ne vous dispense pas de l’analyse théorique. Et je ne suis pas sûr que vous la fassiez dans vos livres.

B.-H.L. : Vous avez tort. Je crois, au contraire, que, d’un livre à l’autre, je n’ai rien fait d’autre. Disons, pour aller vite, que le fascisme c’est l’envers de la démocratie au sens où je la définissais tout à l’heure. Et qu’on peut parler, très précisément et très rigoureusement, de fascisme chaque fois qu’il y a déni de la loi, du référent, du symbolique. Staline : déni du droit par un prince qui se fantasme comme auto-produit et auto-légitimé. Hitler : déni de la loi dans un délire raciste fondé sur les valeurs du sang et de la terre. La nouvelle droite même : déni de l’universel dans l’affirmation acharnée du primat de la différence.

C.D. : Vous êtes contre la différence ?

B.-H.L. : Je suis contre l’équivoque où baigne cette notion. Là encore, il y a deux choses. D’un côté le culte absolu, prioritaire, de la différence : et on voit mal alors au nom de quoi refuser au bourreau, au salaud, au violeur, la libre expression de sa petite différence à lui. De l’autre le respect relatif, tolérant, de la différence : et elle ne vaut d’être respectée que lorsqu’elle s’inscrit et se découpe sur un fond d’unité, d’identité, d’universalité. C’est la leçon de la Bible dans l’histoire d’Adam et Eve. C’est la leçon démocratique authentique quand elle parle d’un « droit » – et non d’un « fait » — à la différence. C’est la distinction capitale, et qu’il faut absolument faire si l’on ne veut pas tomber dans le piège où s’enlise actuellement une certaine extrême gauche.

C.D. : À propos de « leçon », vous n’avez pas l’impression, parfois, de donner des leçons à tout le monde ?

B.-H.L. : À tout prendre, je préfère ça au côté « Non, non, je ne sais rien ; tout ce que je sais me vient des masses, du ciel ou du président Machin », qu’affectionnent encore tant d’intellectuels. Et qui leur permet après, forts de cette dénégation et de cette garantie d’humilité, de mener les braves gens, tête baissée et échine courbée, vers les cimes de leur société bonne et de ses camps de concentration. Étrange, non, comme la dictature idéologique va toujours si bien de pair avec la haine des idéologies ? Comme le despotisme intellectuel fait si souvent bon ménage avec un anti-intellectualisme radical ? Comme il marche sur ses deux jambes, le fascisme réel ; d’un poujadisme anti-savoir d’une part, et d’un savoir de granit d’autre part ?

Les marxistes ont un nom pour ça, qu’ils évitent généralement de célébrer, de peur sans doute de vendre la mèche : le kautskisme. Et moi, j’ai une réponse à ça que je préfère au contraire afficher : l’urgence aujourd’hui, contre les démagogues et les malins, de réhabiliter à sa place, en son lieu limité mais singulier, sans arrogance, bien sûr, mais sans fausse humilité non plus, la dignité et la spécificité de la « position de l’intellectuel ».

Sur le terrain

C.D. : C’est la vieille question, très années 60 : « Que peut la littérature ? »

B.-H.L. : Peut-être. Mais la réponse, elle, n’est plus celle des années 60. Elle tient dans des initiatives concrètes, qui se multiplient depuis quelque temps. Le bateau pour le Vietnam, par exemple, où se sont regroupés des hommes et des femmes de tous bords, sur l’impératif minimal de sauver des corps en détresse. Action internationale contre la faim, qui s’est donné pour objectif de travailler à la base, loin des barbelés partisans, pour inviter les municipalités françaises à « adopter » des communautés du tiers-monde affamé. Le comité Droits de l’homme Moscou 80 que vient de créer Marek Halter et qui se propose simplement de rappeler aux autorités soviétiques la lettre de leur droit, de leurs lois, de leur Constitution.

Ce qui est nouveau, dans ces initiatives, c’est que des intellectuels s’engagent sur le terrain, autrement qu’en signant de sempiternelles pétitions. Ce qui est en train de changer plus fondamentalement encore, c’est que la grande affaire n’est plus ce morne débat, où nous avons perdu tant de temps, des rapports de la théorie et de la pratique. C’est que la question de savoir si une pratique est bien fidèle à une théorie préalable, ou la théorie, inversement, la juste expression d’une pratique antérieure, est devenue dérisoire et totalement privée de sens.

Ce qui commence à se profiler, et qui me paraît essentiel, c’est un dispositif inédit où la théorie et la pratique, le discours et l’action, les concepts et le monde, échappent à leur extériorité de jadis, pour se mêler et se relayer, se fondre et s’entrelacer en des nœuds d’« idées concrètes » qui constituent comme les pivots d’une autre forme de militantisme.

C.D. : Justement, on peut se demander si, dans tout cela, les idées ne sont pas devenues un prétexte. Et si votre programme philosophique ne pourrait pas se résumer à un simple programme politique.

B.-H.L. : Je crois, hélas !, que les idées au vingtième siècle ne sont « jamais » des prétextes. C’est Benjamin Fondane qui disait qu’il n’y a pas une idée moderne qui n’ait sur la conscience quelques milliers de morts. Et c’est Hobbes qui, beaucoup plus tôt, prophétisait que les guerres de l’avenir se joueraient par bataillon d’idées interposées…

C.D. : C’est bien la raison pour laquelle on peut s’inquiéter de voir les intellectuels ambitionner de faire la même chose – en mieux, sûrement – que les politiques…

B.-H.L. : Non, ce n’est pas cela. Je crois que leur ambition devrait être de faire tout autre chose que les politiques. De faire, très précisément, ce que les politiques refusent ou renoncent toujours à faire. D’occuper le terrain qu’ils n’ont jamais cessé de déserter, voire de « désertifier… » Depuis deux siècles à peu près, ils nous disent : le clivage principal, c’est celui de la droite ou de la gauche, moyennant quoi on ne dénonce jamais mieux le fascisme de droite qu’avec les arguments du fascisme de gauche, et vice versa. Nous, nous leur disons à présent : le clivage principal, c’est celui des bourreaux et des victimes, de tous les terrorismes et de tous les droits de l’homme – moyennant quoi de nouveaux fronts commencent de se dessiner, dont l’objectif final pourrait être, comme l’annonçait Boukovski à sa sortie d’U.R.S.S., de parvenir à échanger un jour Brejnev contre Pinochet.

C.D. : Vous participez, autrement dit, de la condamnation globale – et finalement assez facile – de toutes les pratiques et de tous les partis politiques…

B.-H.L. : Ce n’est pas cela non plus. Je trouve également très inquiétante cette condamnation globale et sans appel. Je me méfie tout autant de la haine du politique comme tel, que du « tout est politique » de jadis. C’est même un autre cas, encore, où l’on voit s’échanger, passer d’un bord à l’autre, des thèmes de droite et de gauche. Le pétainisme, décidément, a la vie dure, et on le voit réapparaître parfois dans les endroits les plus inattendus… Alors, politique ou pas politique ? La question est surtout de désacraliser le politique : non pas de l’abolir mais de le limiter – et, disons, en parodiant Kant, de le limiter pour laisser place à l’éthique.

Partis ou pas partis ? Il y a un pays, l’Italie, où le problème se pose déjà différemment : c’est l’œuvre des radicaux si bien nommés, extrémistes du droit, libéral-libertaires acharnés qui, loin, comme on le dit ici et là, de tourner en dérision la politique, en prennent au contraire à la lettre les infortunes et les vertus. Et commencent peut-être, du coup, à la réinventer.

Je ne serais pas fâché qu’ici, en France, une structure de ce type voie le jour : un monstre politique qui viendrait lui aussi nous rappeler, sur tous les terrains du malheur, sur tous les champs de bataille de la misère, cette idée neuve en Europe qu’est l’antifascisme radicale.


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