Bernard-Henri Lévy est membre du conseil de surveillance du Monde, donc ce compte rendu de l’exposition qu’il organise à la Fondation Maeght sera un monument de flagornerie ? Eh bien non, d’autres s’y sont livrés, ailleurs. L’auteur de ces lignes est protégé par une Société des rédacteurs et un Pôle d’indépendance qui garantissent les journalistes contre les interventions extérieures, donc il se fera une petite réputation en démolissant la chose (le « BHL », c’est ce qui déplaît universellement sans concept, aurait dit Kant) ? Eh bien non plus.
Car il y a du bon, et du mauvais, dans « Les Aventures de la vérité », ainsi que le philosophe nomme la réunion de quelque 130 œuvres de toutes les époques ou presque, à Saint-Paul-de-Vence. Le bon, c’est le concept : comment réconcilier l’art et la philosophie, fâchés – et pas qu’un peu – depuis que Platon a décidé d’exclure les artistes de sa République idéale (c’est sans doute ainsi qu’il faut entendre la « vérité », au sens platonicien du Beau ou du Bien). Le mauvais, c’est le concept aussi : s’il y a une conclusion à tirer de cette démonstration, c’est que malgré Nietzsche, malgré Levinas , et sans doute malgré Lévy lui-même, les deux disciplines semblent définitivement irréconciliables.
Moments réellement miraculeux
Est-ce à dire qu’on peut faire l’économie d’une visite à Saint-Paul ? Non. D’abord parce que c’est sans doute l’exposition la plus ambitieuse de l’été, aux antipodes des sempiternels accrochages de circonstance. Ensuite parce qu’il y a des moments réellement miraculeux : le rapprochement sur deux murs jointifs du Red, Yellow, Blue, pièce minimale d’Ellsworth Kelly, et d’Alkahest, délire pictural et matiériste d’Anselm Kiefer, oblige certes à un grand écart intellectuel, mais tient visuellement, et cela, jamais un commissaire patenté ne l’aurait osé.
Le mur où sont alignées trois crucifixions, une de Bronzino (1503-1572) – dont on espère cependant qu’elle sera moins bouffée par les reflets dans sa vitre protectrice que lors de notre visite, Olivier Kaepplin, le directeur des lieux, ayant assuré qu’il trouverait une solution –, une de Jackson Pollock et la dernière de Jean-Michel Basquiat, nous réconcilierait presque avec la philosophie.
Il faut pardonner les petits défauts de l’accrochage : quand le concept est beau, on pense assez rarement qu’un seul spot mal placé ou un tableau (une Cène, l’homme était fin cuisinier) de Spoerri aux néons blafards placé en vis-à-vis peuvent suffire à le gâcher. C’est aussi l’aspect touchant de cette exposition : dans le Journal qu’il publie dans le catalogue, Bernard-Henri Lévy témoigne de sa découverte du métier de commissaire, de la difficulté de convaincre les prêteurs, de trouver des financements, de grouper les transports d’œuvres pour faire des économies.
Le texte devrait figurer dans les bibliographies de l’École du Louvre comme livre d’apprentissage pour les impétrants curateurs. On apprécierait d’ailleurs qu’il le complète un jour d’une postface racontant les nuits blanches d’un accrochage, lorsque l’on se rend compte, par exemple, qu’on a emprunté trop de tableaux par rapport aux mètres linéaires de cimaises disponibles. Car cela déborde un peu. Cela se bouscule, cela se superpose. Le mur consacré au voile de Véronique fait penser aux accrochages du Musée Condé de Chantilly, où les œuvres sont à touche-touche. Passionnant, généreux, mais difficile à appréhender, pour cause de profusion.
De Lucas Cranach à Jean-Michel Basquiat, en passant par Guy Debord et les frères Jake et Dinos Chapman, l’amateur peut se sentir légitimement perdu. On lui suggérera la lecture préalable du catalogue, véritable vade-mecum, acte que l’on réserve habituellement pour après la visite. Des textes explicatifs accrochés dans les salles aident certes à se repérer, mais concernent plus les ensembles eux-mêmes (« La fatalité des ombres », « Technique du coup d’Etat », « La voie royale », etc.) que la raison de la présence, ici, d’un Marco Del Re, là d’un Pierre Soulages.
Grand écart
On ne se livrera pas à un « rapport de police artistique », mais certaines œuvres, commandées pour l’occasion, comme Le Portrait de Raymond Lulle, sculpté par Miquel Barcelo, ou ceux de Jean-Paul Sartre et de Frantz Fanon, peints par Kehinde Wiley (né en 1977), valent mieux que d’autres. Ces deux derniers encadrant un portrait par le Tintoret (né en 1518 !) sans déroger, on se dit, là encore, que peu d’autres auraient osé un tel grand écart.
Bernard-Henri Lévy l’a fait parce qu’il est philosophe. C’est-à-dire que pour lui, comme pour Platon, son ennemi – dit-il –, les œuvres sont des images. Elles illustrent son propos. On pourrait prendre pour exemple la notice qui accompagne dans le catalogue le Groupe de masques, une gouache peinte par Paul Klee en 1939. Elle est d’un philosophe. Cependant, elle ne nous dit pas pourquoi ce petit papier (95 × 70 cm) « tient » le mur, à côté d’œuvres physiquement bien plus grandes, mais visuellement moins monumentales.
Pourtant, Bernard-Henri Lévy le sait, qui a fait cet aveu à L’Express : « Les images détiennent des pouvoirs dont les mots sont dépourvus. » Il est bien là, le nœud de l’affaire. Depuis Pierre Francastel (1900-1970), les historiens d’art sont élevés à cette mamelle : les œuvres d’art sont un langage, spécifique, irréductible aux autres langages, fût-il l’écriture, fût-il la philosophie. La voilà, la vraie revanche des peintres sur Platon : ce sont des irréductibles, eux. Il suffira de gravir les escaliers de la Fondation pour parvenir à l’endroit où sont diffusés les films réalisés par Bernard-Henri Lévy montrant des artistes lisant des textes de philosophes pour s’en persuader : Jeff Koons déclamant la Métaphysique d’Aristote (très belle diction), dans son atelier, tandis que ses assistants sont au boulot, c’est un moment de pur bonheur, à quelque degré qu’on le prenne.
Enfin, pour une fois qu’un philosophe ouvre les bras aux artistes contemporains, ils auraient été bien ballots de refuser. Même Daniel Buren, qui, par principe et pour ne pas être instrumentalisé par des commissaires, refuse de participer à des expositions collectives, a accepté d’en être. A moitié seulement : il est resté prudemment à mi-chemin, en collant ses fameuses bandes sur la vitre de la porte d’entrée.
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